Trois ans après le tremblement de terre de L'Aquila, qui avait fait 309 morts en 2009, sept scientifiques italiens ont été condamnés lundi à 6 ans de prison ferme pour homicide par imprudence et 9,1 millions de dommages et intérêts. Ce qui leur est reproché ? Leur mauvaise évaluation des risques de séisme pesant sur cette ville des Abruzzes. Cette décision a soulevé un tollé dans la communauté des sismologues. Le monde scientifique a dénoncé cette condamnation comme un précédent dangereux pour l’expertise scientifique dans son ensemble. Pour Antoine Flahault, professeur de santé publique et spécialiste des épidémies, cette jurisprudence italienne pourrait décourager encore les vocations déjà rares d’experts dans le domaine sanitaire.
pourquoidocteur : Vous faites des scénarii prédictifs d’épidémie pour les pouvoirs publics. Que vous inspire la condamnation de ces sismologues italiens ?
Pr Antoine Flahault. Que l’expert soit comptable devant l’opinion publique me paraît quelque chose de tout à fait normal. Le citoyen saisit la justice qui instruit la plainte à l’encontre de l’expert. Soit. En revanche, la peine infligée est particulièrement lourde et la justification du juge italien est pour le moins surprenante. Il a rappelé qu’au moment des attentats du 11 septembre 2001, on avait limogé le directeur de la CIA pour ne pas avoir su prévoir les activités des djihadistes. Il y a tout de même une très grosse différence entre un limogeage et six mois de prison ferme ! L’analogie de la responsabilité, qui peut s’entendre, aurait pu conduire à exclure ces scientifiques du comité d’expertise, pas à les condamner à la prison.
Une telle mise en cause de l’expert en son nom propre est-elle possible en France ?
Pr Antoine Flahault. Je ne pense pas que le droit français soit très différent du droit italien sur ce point. Nous n’avons pas un « statut de l’expert » fondamentalement différent. L’expert n’est pas au-dessus des lois ni des institutions. Lorsque j’ai participé à l’expertise publique dans le domaine de la grippe H1N1, j’ai été par la suite auditionné par le Sénat et l’Assemblée nationale dans le cadre de commissions d’enquête. C’est normal. Ce qui est préoccupant dans la décision de la justice italienne, c’est qu’elle laisse penser que l’expert est le décideur puisqu’il est rendu responsable.
L’expert est tout de même responsable de la prévision qu’il fournit aux pouvoirs publics ?
Pr Antoine Flahault. Oui bien sûr. Mais dans une société où la gouvernance est démocratique, les experts ne décident pas.
« Nous ne sommes pas dans une République des experts. L’expertise est technique, la décision reste politique. »
Après la pandémie H1N1, c'est à la ministre de la Santé que l’on a reproché d’avoir privilégié le scénario catastrophe et pas aux experts ...
Pr A.F. ...Croyez-moi, on a également reproché aux experts leur catastrophisme ! Il y a d’ailleurs là un autre effet pervers de cette jurisprudence. L’expertise catastrophiste sera privilégiée car on vous reprochera rarement en justice d’avoir annoncé une fourchette haute de vos prévisions trop élevée. Si vous risquez une peine de prison ferme pour avoir sous-estimé le risque, vous aurez plutôt tendance à ouvrir le parapluie pour votre propre sécurité. D’autant plus qu’il est plutôt plus facile de donner une version catastrophiste que d’engager sa crédibilité scientifique en donnant une analyse plus nuancée du danger.
Les scientifiques sont nombreux à avoir dénoncé le verdict du tribunal de L’Aquila en avançant le fait que la prévision en sismologie est par nature incertaine. L’argument s’applique-t-il aussi pour les expertises en santé publique ?
Pr A.F. Il y a une certaine naïveté à croire que l’expertise scientifique puisse permettre un niveau de prédiction sur lequel on puisse compter de façon certaine. Il y a des domaines scientifiques où l’on est capable de fournir des prévisions fiables et d’autres où l’on ne sait pas bien prédire, c’est un fait connu.
« La prévision des éclipses est fiable, pas celle des séismes, des épidémies ou des crises politiques »
Pr A.F Un des exemples emblématiques du manque de précision des prévisions en santé publique, reste l’ampleur des premières fourchettes annoncées lors de la crise de la vache folle. Les meilleurs experts du Royaume-Uni annonçaient entre 130 et 136 000 décès. Pour la grippe H1N1, nous avons donné de premières estimations extrêmement imprécises aussi. J’ai moi-même évoqué des possibilités allant d’un scénario type SRAS, avec une très faible mortalité, à un scénario comparable à celui de l’épidémie de grippe de 1968-69 avec 30 000 décès en France. La réalité est qu’il a été rapporté en France moins de 350 décès liés à la grippe H1N1, donc un chiffre, même s'il est probablement sous-estimé, très inférieur aux prévisions les plus alarmistes que nous avons pu faire.
Les prévisions dans le domaine des épidémies sont aussi délicates que dans le domaine de la sismologie. Laissez penser que des experts auraient dû prévoir le tremblement de terre de L'Aquila est très contestable. Il est même assez préoccupant de voir que la Justice s’empare ainsi d’une question si délicate. Cette jurisprudence pourrait à l'avenir nuire à l’engagement des experts de façon indépendante auprès des décideurs. Je crains alors que nous ne régressions vers une décision politique qui ne serait plus éclairée par les avancées de la science.
Cette décision de justice peut-elle, jusqu’en France, compliquer la tâche des autorités sanitaires pour trouver des experts ?
Pr A.F. Très probablement. Ces dernières années, on a exigé du chercheur expert qu’il n’ait pas de lien avec les industriels alors même que sa recherche peut, dans bien des cas, difficilement se couper totalement de l’industrie, qui sait développer en aval les découvertes qu'il peut faire. Nombreux sont ceux qui aujourd'hui délaissent tout rôle d’expertise auprès des pouvoirs publics. Les grandes agences sanitaires sont effectivement en train d’en faire l’expérience.
Avec cette jurisprudence italienne, c’est une contrainte supplémentaire qui apparait. L'expertise, lorsqu'elle contribue à rassurer les décideurs, pourrait se révéler à haut risque pour les experts eux-mêmes dans une perspective judiciaire. Cela ne va pas favoriser le désenclavement de la recherche. On a beaucoup reproché par le passé aux scientifiques d’être trop cantonnés dans leurs laboratoires et de ne pas assez partager leurs recherches avec la société. Les choses avaient progressé. Il y a désormais des journées de la science, des opérations portes ouvertes, les instituts de recherche sont de plus en plus attentifs à la vulgarisation de leurs travaux, même les musées s'ouvrent à la science… Mais je crains que nous soyons en train de nous préparer à nouveau à des temps où les chercheurs vont préférer se replier dans leurs laboratoires. Au final, c’est la décision politique pourrait être de moins en moins fondées sur les dernières données disponibles de la science. Ce qui serait, à mon sens, très regrettable et préoccupant.
Entretien avec Afsané Sabouhi