« Renverser la tendance de la pandémie », c’est autour de ce thème que s’ouvre dimanche à Washington le grand rendez-vous scientifique annuel sur le Sida. Signe d’une évolution importante du regard porté sur la maladie et la séropositivité, l’agence américaine du médicament vient d’autoriser la vente libre d’un test de dépistage par la salive et la prise d’un traitement préventif contre l’infection à VIH. « Attention à ne pas laisser penser que la partie est gagnée et que la fin de la pandémie est toute proche », s’inquiète le Pr Jean-François Delfraissy. Immunologiste, engagé dans la lutte contre le Sida en tant que médecin dès 1983, il est depuis 2005 à la tête de l’ANRS, l’Agence nationale de recherches sur le Sida et les hépatites.
Entretien avec le Pr Jean-François Delfraissy, directeur de l’Agence nationale de recherches sur le Sida et les hépatites (ANRS).
pourquoidocteur : L’agence américaine du médicament vient d’autoriser la prise de l’antirétroviral Truvada en prévention de l’infection par le VIH. Est-ce une bonne décision ?
Pr Jean-François Delfraissy : Elle pose de nombreuses questions sans réponse. Il s’agit d’additionner le Truvada comme nouveau mode de prévention aux outils déjà existants, à commencer par le préservatif. On s’adresse à des personnes qui prennent des risques dans leur sexualité mais qui ne sont pas malades. Peut-on alors prendre toute sa vie un traitement préventif non dénué d’effets secondaires ? Risque-t-on un relâchement dans l’usage du préservatif si les gens se sentent protégés par le Truvada ? Le risque de transmission de l’infection est réduit mais pas nul. Cette stratégie de prévention combinée a également un coût qui se chiffre en milliers d’euros par an et par personne. La collectivité doit-elle payer alors que des outils de prévention moins coûteux sont disponibles ? Il s’agit d’enjeux sociétaux qui vont bien au delà de la médecine.
« Truvada ne remplacera pas le préservatif ».
L’usage de Truvada en préventif est-il envisagé en France ?
Pr Jean-François Delfraissy Le laboratoire Gilead qui commercialise ce médicament n’a pas encore déposé de demande d’autorisation de mise sur le marché en France et n’envisageait pas de le faire avant début 2013. Ceci dit, la décision de la FDA pourrait accélérer leur planning. A l’ANRS, nous menons depuis fin février l’essai Ipergay pour évaluer l’efficacité d’une prise de Truvada « à la demande ». La personne prend son traitement préventif la veille de sa prise de risque, le jour même et le lendemain. Nous sommes dans la phase pilote de cet essai qui suscite beaucoup de passions parmi les médecins et les associations. Mais de toute façon, il n’est en aucun cas prévu ni souhaitable que Truvada remplace le préservatif, ce serait aberrant !
Les Etats-Unis viennent aussi d'autoriser la vente libre d’un test de dépistage du VIH par la salive. Cette mesure va-t-elle faciliter le dépistage ?
Pr Jean-François Delfraissy J’étais contre il y a encore quelques années. Les tests n’étaient pas fiables et je ne pouvais m’empêcher de craindre le suicide du jeune homme qui découvre seul sa séropositivité pendant la nuit du 15 août. Mais aujourd’hui, la société a changé de regard sur la maladie. Etre séropositif en France n’est plus une menace de mort, on peut vivre avec. Les tests sont plus fiables et simples à utiliser. Il faut faciliter l’accès au dépistage. 30 000 personnes en France sont séropositives sans le savoir. C’est préjudiciable pour elles-mêmes car la prise en charge doit être la plus rapide possible mais aussi pour les autres car ces personnes risquent de propager le virus sans le savoir.
« Ce n'est pas le moment de baisser la garde ! »
Etes-vous aussi optimiste que votre homologue américain Anthony Fauci qui envisage la future génération libérée du Sida ?
Clairement non. Ces conférences internationales sont des grand-messes qui ont besoin d’une ambition et d’une dynamique, d’accord. Mais attention à ne pas donner de faux espoirs, on ne parle pas de guérison du Sida. Il y a 2,7 millions de nouvelles contaminations par an et 34 millions de malades dans le monde dont 70% ignorent qu’ils sont infectés. Nous n’avons pas de vaccin, nous ne sommes pas capables d’éradiquer le virus chez les personnes infectées, il nous reste de véritables obstacles scientifiques à franchir. Il est encore très prématuré de penser que la lutte est gagnée, ce n’est pas le moment de baisser la garde ni en prévention ni dans le financement de la recherche. Quand on parle de fin de la pandémie, on parle de stopper les nouvelles infections et on parle à 10 ou 15 ans, pas avant.
Entretien réalisé par Afsané Sabouhi