C’est une question qui taraude les armées depuis quelques temps. Les militaires ont-ils plus de risques de développer des conduites dopantes que le reste de la population ? Usent-ils et abusent-ils de ce que l’on nomme les « compléments alimentaires » – protéines, créatine, carnitines… – et des dérivés hormonaux tels que les stéroïdes anabolisants ?
« On ne dispose pas de données suffisantes permettant d’établir qu’ils consomment plus de compléments alimentaires et de substances dopantes que les autres », tempère immédiatement Xavier Bigard, ancien directeur de l’Institut de recherche biomédicale des armées (Irba) et conseiller scientifique du président de l’Agence Française de Lutte contre le Dopage (AFLD). D’ailleurs, la question concerne moins les produits, qui sont pour la plupart autorisés, que les comportements induits.
Du « chat maigre » au « grand gaillard »
Car au cours de sa carrière, ponctuée d'intenses séances d’entraînement, le militaire est plus que quiconque amené à consommer des substances ergogéniques qui optimisent le travail musculaire et, in fine, les performances sportives. « La consommation de compléments alimentaires s’est particulièrement répandue et décomplexée avec l’arrivée, il y a une dizaine d’années, du système Félin », explique un militairede 35 ans, administrateur du forum Au Militaire. Ce système d’arme pèse 25 kilogrammes et exige une certaine masse musculaire. « Avant, le profil du ‘chat maigre’ – le combattant svelte et robuste - était très valorisé. Maintenant, il faut des grands gaillards ».
Outre les longues heures de sport qui nécessitent, de fait, un régime spécifique, l’aspect esthétique se place désormais au premier plan de cette consommation. Une thèse de médecine sur l’« état des lieux des conduites dopantes dans les armées » menée en 2013 dans des centres médicaux d’unité relève que 60 % des 850 sujets sondés consomment au moins une substance ergogénique (moins de 2 % concernant les stéroïdes anabolisants), dont un quart dans l’objectif d’améliorer leur apparence physique. D'autres travaux réalisés sur un camp français en Afghanistan font état d'un chiffre plus faible, aux alentours de 20 %. Dans tous les cas, ces données sont probablement sous-estimées, car fondées sur le déclaratif.
« L’archétype du warrior »
« Le contact avec les armées étrangères est un facteur important de l'incitation à la consommation, observe Alexandra Malgoyre, médecin chercheur à l'Irba et spécialiste de la nutrition sportive. Les Anglo-saxons, en particulier, ont une culture beaucoup plus développée de l'usage des compléments alimentaires. Les opérations multinationales sont souvent l'occasion d'initier la pratique chez nos soldats, notamment du fait de la disponibilité de ces produits dans les PX (foyer d'approvisionnement) ». De fait, quand, dans les mini-supérettes des camps militaires, les Français peuvent au mieux se procurer quelques boissons énergisantes, certaines armées disposent de rayons entiers de compléments alimentaires en tout genre. « On se fournit surtout chez les Américains », confirme notre militaire.
« Les militaires français s’identifient à l’image du GI de 115 kilos et 2 mètres de haut, l’archétype du warrior, explique Xavier Bigard. Du coup, ils veulent développer leur masse musculaire, faire gonfler leurs pectoraux et consommer les mêmes produits ». En opération, entre deux missions, l’ennui s’installe dans les camps. La musculation se pratique pour tuer le temps dans les salles où la consommation de ces substances est monnaie courante. « Alors, on peut assister à des dérives, que ce soit par mésusage ou par attitude déviante, souligne Alexandra Malgoyre. Cela peut aboutir à une consommation de véritables produits dopants alors qu'à la base, ces éléments – protéines, créatine… – peuvent être apportés par une alimentation réfléchie ! »
Des pratiques « volontairement ignorées » ?
Face à cette pratique, l’institution s’est montrée longtemps hésitante. Ses messages trop alarmistes et stigmatisants ont manqué leur cible : les militaires s’informent sur les forums et achètent sur Internet, où ils courent le risque de consommer des produits frelatés, coupés, à leur insu, aux dérivés hormonaux, sous les conseils scientifiquement douteux des internautes.
« Au niveau institutionnel, la question se pose en de mauvais termes, estime Xavier Bigard. On prône systématiquement l’interdit, alors qu’il serait plus efficace d’instruire et d’éduquer les militaires pour qu’ils puissent distinguer les quelques compléments efficaces de la majorité des autres qu’il faut éviter ».
L’approche répressive des armées s’est doublée d’un silence peu adapté à la réalité de ces comportements. L’auteur de la thèse menée en 2013 s’interroge « cyniquement » sur « l’éventuel intérêt de l’institution de voir ses personnels gagner en efficacité et en capacité grâce à des pratiques volontairement ignorées ».
Mais les temps ont changé. Le service de santé des armées a fait le choix d’encadrer cette pratique, afin d’éviter la surconsommation ou le mésusage de substances dont on ignore encore les effets secondaires à long terme. Au Val-de-Grâce, une formation est dispensée aux internes en septième année. Intitulée « dopage et conduite dopante », elle vise à éduquer les médecins militaires face à une pratique devenue indéniable.