Les médecins-chercheurs ? « Des putains académiques ». Entre les pourris assumés et les imbéciles qui s’ignorent. « Aujourd’hui, la médecine universitaire française est composée de 80 % d’inconscients qui ne voient pas la dérive du système, de 10 % qui se voilent la face (…), de 5 % qui savent pertinemment ce qu’ils font, et de quelques esprits indépendants qui tentent de moraliser les pratiques ».
C’est en ces termes peu cléments que Philippe Even, dans son nouvel ouvrage Corruptions et crédulité en médecine, et dans une interview au journal L’Express, part en guerre contre le milieu de la cardiologie, accusé d’incompétence, de cupidité, de fébrilité. Pourtant, cet esprit si critique, ce sens exemplaire de la moralité, n’ont pas toujours caractérisé cet ancien doyen de faculté. Pourquoi Docteur ravive un événement de son passé, qu’il n’aurait pas manqué de condamner s’il n’en avait pas été le principal instigateur.
Une découverte « spectaculaire »
C’était il y a trente ans. Un lundi d’octobre 1985, en fin d’après-midi, Philippe Even se rend au ministère des Affaires sociales et de la Santé. Il est alors chef du service pneumologie à l’hôpital Laennec (Paris). Avec deux collègues, Jean-Marie Andrieu, cancérologue, et Alain Venet, immunologiste, il a fait une découverte « sensationnelle ». Ils sont sur la voie d’un traitement contre le sida.
Face aux médecins, avenue de Ségur, sont réunis Michel Gagneux, directeur de cabinet de Georgina Dufoix, Jacques Marchal, conseiller technique de la ministre des Affaires sociales, et Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux qui a servi d’intermédiaire entre les médecins et le ministère. Tous écoutent attentivement les résultats de l’essai mené par les trois hommes.
Depuis quelques jours – moins d’une semaine –, deux patients atteints du sida reçoivent de la ciclosporine, un médicament utilisé dans les transplantations pour éviter les rejets de greffe. L’hypothèse de travail est contre-intuitive et ne manque pas de cachet. Il s’agit d’administrer un immunosuppresseur à des patients dont la maladie se caractérise précisément par une destruction du système immunitaire. Et ce, afin de paralyser les lymphocytes T4, les cellules infectées par le VIH, pour éviter la propagation de la maladie.
Les résultats biologiques observés sur les deux patients, qui présentent un stade avancé de la maladie, sont « spectaculaires », dira Philippe Even devant les représentants médusés du ministère. La réaction ne se fait pas attendre. Ni une, ni deux, le cabinet de Georgina Dufoix produit un communiqué de presse et évoque « une méthode de traitement originale », qui semble « dessiner un espoir raisonnable » de guérison chez les patients atteints de VIH.
Le lendemain, le 29 octobre 1985 à 16 heures, se tient une conférence de presse qui restera gravée dans les annales des bavures de la communication. « La presse du monde entier entassée dans l‘amphithéâtre de l’hôpital Laennec plein à craquer, les télévisions japonaises, les chroniqueurs de toutes les chaînes françaises… et ces trois médecins en face… C’était surréaliste ! », se souvient Gilles Pialoux, alors journaliste à Libération et interne de médecine.
JT 20h TF1, 29 octobre 1985 - Source : Ina
L’événement prend une dimension universelle. Le « succès français », selon l’expression employée par France Soir, fait la Une des JT, matinales de radio et journaux nationaux. Pourtant, très vite, la communauté scientifique affiche son scepticisme. Un jugement éclairé : quelques jours après le grand show, les deux patients de l’essai meurent.
JT 20h TF1, 29 octobre 1985 - Source : Ina
Méthodes douteuses
« Il faut se replacer dans le contexte, raconte Gilles Pialoux, aujourd’hui chef du service Maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Tenon. En 1985, on vient de découvrir le virus du sida, mais les marqueurs sont encore très mal identifiés. Il n’existe aucune thérapie. A Pasteur, les deux tiers des 70 lits sont occupés par des patients atteints de VIH. On compte un mort tous les trois jours. Alors, cette communication, c’était franchement impudique ».
Indécence de la part du gouvernement, qui a donné sa caution à un essai mené sauvagement, sans recul et sur un nombre très réduit de patients. Une communication précipitée par la volonté de réaliser un coup politique et de doubler les Etats-Unis, en pointe également dans la recherche contre le sida. Jacques Leibowitch, médecin sidologue, aura cette formule : « La main de la politique dans la petite culotte de la science ».
Indécence de la part des trois médecins qui ont co-orchestré cette conférence, et ont mené l’essai dans de sombres conditions – sans saisir le Comité d’Ethique qui doit donner son aval pour mener des expériences sur des humains, et sans recueillir le consentement éclairé des patients. La voie scientifique traditionnelle permettant de valider un essai (reproductibilité des résultats, publication scientifique…) aura été intégralement court-circuitée. « Compte tenu de la force de notre hypothèse, nous ne pouvions pas éthiquement continuer à garder le secret pour marcher selon les lois de la déontologie scientifique habituelle », se justifiera Jean-Marie Andrieu, face aux caméras.
JT 20h Antenne2
« Griller la politesses aux médecins français »
Il faut dire qu’en 1985, toute trouvaille autour du sida provoque immédiatement un très fort émoi. Mais comment trois médecins, dont deux professeurs reconnus, ont-ils pu ainsi perdre leur sang-froid ? « Aujourd’hui encore, c’est une énigme, témoigne David Klatzmann, membre de l’équipe qui a isolé le virus du sida au début des années 1980. Il est commun que les chercheurs s’auto-convainquent de l'importance de leurs résultats. Mais tirer de telles conclusions d’après deux patients, c’était incroyablement disproportionné… »
Lorsque les trois médecins organisent la conférence, plusieurs équipes travaillent sur la ciclosporine. David Klatzmann, aujourd’hui professeur d’immunologie à l’Université Pierre-et-Marie-Curie, a étudié dès 1985 l’hypothèse d’une immunosuppression pour bloquer la prolifération du virus. « Mais je n’ai jamais envisagé qu’une simple hypothèse puisse se traduire rapidement par un test chez l’humain ! Il fallait d’abord générer suffisamment de données pour soutenir cette hypothèse. Si à chaque fois que j’avais une idée, j’allais chercher un patient de mon service pour la tester sur lui … »
En l’occurrence, les essais menés par Philippe Even et Jean-Marie Andrieu sont loin d’être anodins. La molécule affaiblit le système immunitaire et menace de provoquer des infections graves. Chez des patients déjà immunodéprimés, les risques sont accrus. « J’ai mené des travaux in vitro sur la ciclosporine, puis je me suis arrêté là, en l’absence de résultats satisfaisants », précise David Klatzmann.
« Il est possible que l’équipe d’Even ait voulu griller la politesse aux médecins français », analyse Gilles Pialoux, qui a couvert l’événement pour Libération. Ses enquêtes lui ont valu les foudres de Philippe Even, qui a pris sa plume pour réfuter les éléments mis en exergue dans le journal. Toutefois, dans la lettre, datée du 23 juin 1986, il esquisse un début de mea culpa. « J’assume toute la responsabilité de la conférence de presse prématurée et de toute façon malencontreuse du mois d’octobre », écrit-il.
Amertume
Trente ans après, il ne reste rien de l’affaire de la ciclosporine, si ce n’est un arrière-goût d’amertume pour tous ceux qui ont cru, pendant quelques jours au moins, qu’un traitement pourrait les guérir. « Je me souviens de tous ces patients qui venaient me voir pour me demander de quoi il s’agissait, où ils pourraient se procurer le traitement… », explique David Klatzmann.
Les travaux de l’équipe ont finalement été publiés dans la revue AIDS Research. En mai 1986, Jean-Marie Andrieu admettra l’inefficacité du traitement chez des patients atteints d’un stade avancé du sida. Leurs recherches se poursuivront sur des patients atteints du virus sans manifestation clinique de la maladie. Mais rapidement, le lien entre une remontée du nombre de lymphocytes 4 due à la ciclosporine et un possible traitement contre le VIH sera écarté.
« Heureusement, cet événement est vite apparu comme un scandale et n’a pas eu le temps de lever trop d’espoirs », nuance Daniel Defert, fondateur de l’association AIDES. A l’international, les chercheurs français ont récolté les railleries de leurs homologues scientifiques, américains en particulier.
« Nous étions choqués, parce que nous avions le sentiment que ces médecins étaient prêts à tout pour la gloire, poursuit Daniel Defert. C’était une époque où les malades du sida se suicidaient, parce qu’ils ne trouvaient pas de traitement et ne voyaient pas la mort arriver. Alors, forcément, cet épisode nous a laissé un profond sentiment de méfiance envers Philippe Even et Jean-Marie Andrieu ». Pas de quoi faire douter le désormais célèbre pneumologue, qui, en bon récidiviste, affirmera au cours de son existence, avec la même rigueur scientifique, que les statines sont inutiles et que le tabagisme passif relève du mythe.