ENQUÊTE – L’instauration du tiers payant généralisé dans la loi est un pas de plus vers la démocratie sanitaire. Mais au quotidien, les usagers ont du mal à peser sur les décisions des politiques. L’AFM-Téléthon a réussi à s’imposer en devenant autonome financièrement.
« Les associations de patients rétrogrades, nous n'en pouvons plus. Elles veulent tout savoir, tout gérer, ce n’est plus possible. C’est quand même nous les décideurs ! »
C’est à cause de ces mots prononcés par des professionnels de santé que s’est enflammé, il y a quelques jours, un débat à Montpellier (Hérault). Cette réunion, a priori bon enfant, avait pour thème : « Le patient acteur du système du santé ? »
La démocratie sanitaire, qui vise à associer les usagers dans l'élaboration et la mise en œuvre de la politique de santé, aurait-elle du plomb dans l’aile ? Pour le savoir, un petit retour en arrière s'impose.
Jusque dans les années 1980 et 1990, le patient se gardait bien de remettre en cause la parole médicale. Mais le SIDA a bouleversé la donne. Face à cette épidémie ravageuse, les médecins se sont retrouvés impuissants. Devant cette hécatombe et l'inaction des pouvoirs publics, les malades ont créé des associations militantes pour se faire entendre. Un mouvement est né.
L'affaire du sang contaminé, qui révélait des connivences coupables entre le politique et certains médecins, va ouvrir les consciences. Pour éviter l'affrontement, le ministre de la Santé de l'époque, Bernard Kouchner, fait voter en 2002 une loi sur le droit des patients. Objectif, plus de transparence et une meilleure représentation des malades dans les instances de décision.
Près de quinze plus tard, ce texte qui avait pour objectif de développer la démocratie sanitaire a-t-il fait bouger les lignes ? C’est la question que s’est posée notre rédaction dans un contexte bien particulier, celui de la loi Santé de Marisol Touraine.
Ce mardi, l’Assemblée nationale votera le principe de la généralisation du tiers payant généralisé (prévu pour 2017) que bon nombre de praticiens ont déjà décidé de boycotter. Mais pour les patients, cette dispense d'avance des frais donne un peu plus de réalité à la démocratie sanitaire.
Le Collectif Interassociatif Sur la Santé (CISS), qui regroupe 42 associations intervenant dans le champ de la santé, y voit même une solution aux inégalités d'accès aux soins toujours présentes en France.
Et le Collectif voudrait peser davantage sur les choix stratégiques à opérer pour préserver le modèle de santé français. C’est sur cette tentative de prise de pouvoir que Pourquoidocteur a mené l’enquête.
Le patient "expert" de la prise en charge ?
Pour exister face à ce qu’ils considèrent être une domination des médecins, certains représentants d’associations ambitionnent de créer un contre-pouvoir. C’est le cas de Gérard Raymond à la tête de la puissante Association Française des Diabétiques (AFD) qui regroupe 160 000 membres actifs.
Depuis 2008, elle a déjà formé près de 200 patients experts. « On les sélectionne. Ce doit être quelqu’un qui est capable de faire abstraction de sa maladie. Notre but, c’est de faire émerger une élite. Comme tout les médecins ne peuvent pas faire de l’éducation thérapeutique, tout le monde ne peut pas être patient expert », affirme le secrétaire général de l'AFD.
Concrètement, ces patients experts animent des groupes de rencontre entre malades et mènent des face-à-face afin de faciliter l’expression et le partage d’expériences de chacun. Ils ont aussi pour mission de proposer un accompagnement de qualité.
De là à dire que les malades prennent la place du médecin, il y a un pas que ne franchit pas Gérard Raymond. « Ces malades se contentent de conseiller les autres patients ». Exit donc les examens médicaux, la prescription de médicaments, etc. Ce dernier n’hésite toutefois pas à reprendre à son compte l'expression de « contre-pouvoir », vis-à-vis des praticiens qui rechignent à écouter leurs patients.
L'obligation de se professionnaliser
Les clés de ce pouvoir, la professionnalisation, martèle sans relâche l’AFD. Elle propose, par exemple, que ses bénévoles soient payés. « Tant qu’on n'aura pas une reconnaissance du bénévolat de la part de l’Etat, on rencontrera beaucoup de difficultés pour recruter des gens compétents. Pareil pour former ceux qui souhaitent s’engager dans les associations de patients », lâche Gérard Raymond. A l’avenir, ce militant souhaite donc un véritable « statut législatif » pour ces personnes. « Cela leur permettrait de quitter l’entreprise plus facilement » lors de missions ponctuelles. L’idée de calquer le système du sapeur-pompier bénévole en santé semble faire son bout de chemin chez ce diabétique...
Avoir son indépendance, ajoute, de son côté, l'AFM-Téléthon qui a compris que l'argent était le nerf de la guerre. L'association qui mène un combat contre les maladies génétiques a réussi un véritable coup d’état dans la recherche. Face à l’industrie pharmaceutique, elle fabrique aujourd’hui ses propres médicaments dans ses laboratoires.
Pour d’autres associations de malades, prendre le pouvoir passe par un changement des mentalités. Le but, éviter que certains médecins blessent involontairement leurs patients par des mots inappropriés. « Arrêtez de manger autant, faites du sport, vous êtes inconsciente de faire un enfant »... Ces phrases qui font mal aux patients en surpoids, Anne-Sophie Joly ne veut plus les entendre. Elle a créé, en 2003, le Collectif National des Associations d'Obèses (CNAO).
Depuis peu, elle intervient auprès des futurs praticiens pour leur apprendre à bien choisir les mots qu'ils utilisent lorsqu'ils s'adresssent aux malades.
A la demande du doyen de l’Université Pierre et Marie Curie (Paris), l’expérience a débuté cet été avec des étudiants en 5ème et 6ème année de médecine. Et d’après Anne-Sophie Joly le résultat a été « gagnant-gagnant ». Elle raconte : « Nous avions 1H de cours prévue et finalement nous avons fait 2-3H. Les étudiants ne voulaient plus partir ». Résultat, l’expérience va se poursuivre.
Investir le champ de la recherche
Par ailleurs, lors des essais cliniques qui mènent ou non à la mise sur le marché de nouveaux médicaments, le patient souhaiterait être plus qu’un cobaye. Pourquoi pas co-chercheur, lance Gérard Raymond qui propose ainsi qu’on l’interroge davantage sur la posologie et l'usage des produits (taille des médicaments par exemple). « Les chercheurs doivent avoir un côté plus humain, plus proche des gens, plus pratique aussi », pense-t-il.
Enfin, le CISS note également quelques succès récents. Christian Saout, son secrétaire général délégué, rappelle la victoire des patients sur les Test Rapides d'Orientation Diagnostique (TROD) du VIH. Cet outil, qui donne un résultat en 30 minutes maximum, permet à la personne de se passer, en première intention, du médecin et de réaliser lui même le test.
« C'est une action validée dans le champ associatif devenue un outil de la politique publique. Le programme de réduction des risques (pour les usagers de drogues) dans la loi de santé publique de 2004 est une autre action créée dans le monde associatif et reconnue par la puissance publique », fait remarquer Christian Saout.
La prise de pouvoir dans les instances compliquée
De belles actions donc, mais dans les hautes instances, les usagers ont-ils leur mot à dire ? Les concepts de « patients experts » ou autres ne seraient-ils pas les arbres qui cachent la forêt ? Anne-Sophie Joly (commission information des patients) et Gérard Raymond ont certes obtenu des sièges à la Haute Autorité de Santé (HAS), qui édicte les recommandations en matière de pratique médicale.
Mais, au quotidien, le patient voit-il les fruits de leur combat...
Dans les hôpitaux par exemple, sommes-nous bien représentés ? « C’est très variable en fonction des établissements de santé », d’après Didier Tabuteau, responsable de la « Chaire Santé » à Sciences Po Paris et auteur d'une bible de 300 pages "Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique de santé".
Il explique qu'au sein des conseils de surveillance ou commissions des usagers de certains hôpitaux, « il y a des patients très actifs et très écoutés. Dans d’autres établissements, ils servent plutôt de faire valoir ou d’alibi ».
« Là où la démocratie sanitaire vit, ils peuvent être pris en compte sur plusieurs dossiers qui vont du plan antibiorésistance de l'hôpital, à la lutte contre les infections nosocomiales, en passant par l’accès au dossier médical et les problèmes en cas d’erreurs médicales », raconte Didier Tabuteau.
Comme établissement en pointe dans le démocratie sanitaire, on peut citer l’Institut Paoli-Calmettes de Marseille. Dans ce Centre Régional de Lutte Contre le Cancer (CRLCC) les patients ont vraiment leur mot à dire dans la gouvernance de l’établissement.
L’avenue Duquesne difficilement pénétrable
Pourtant, certains territoires paraissent encore impénétrables aux patients, c’est le cas d’un lieu situé avenue Duquesne à Paris (VIIe). Le ministère de la Santé, Gérard Raymond, l'un des porte-paroles des 4 millions de diabétiques, n’y a jamais été reçu.
Idem pour Anne Sophie Joly que Marisol Touraine, ministre de la Santé, n’a pas souhaité consulter lors de l’élaboration de son projet de loi Santé. Une drôle de vision de la démocratie sanitaire lorsqu’on sait qu’environ une personne sur 8 est obèse en France, et que 40 % de la population est en surpoids (Source OCDE).
Les propositions des experts
La preuve sans doute que les patients vont avoir encore de belles batailles à mener pour construire le chantier de la démocratie sanitaire. Pour Didier Tabuteau, « des patients mieux formés et informés par les associations seront mieux pris en charge. A terme, on peut espérer des cabinets médicaux moins bondés et des coûts moindres pour le système de santé ». Pour lui, les patients devraient aussi avoir leur mot à dire sur tous les tarifs médicaux. « Du prix des médicaments à celui de la consultation médicale qui doivent être discutés en tout transparence ».
Selon l'expert, « en France, nous sommes encore au début de la démocratie sanitaire ». « L’essentiel du chemin reste à faire. On a juste posé les bases avec la loi Kouchner de 2002 », relate-t-il. Il propose ainsi qu’à l’avenir, l’Etat copilote l’Assurance maladie avec les associations de patients et les professionnels de santé. « Tout le monde serait gagnant », conclut-il.