Nous sommes sans doute la dernière génération à nous poser cette question. Bientôt, les « lettres » ne seront plus que des messages envoyés par email ou des textos et nul n’aura vraiment l’idée d’aller les consulter. La question se pose habituellement en cas de décès. On se retrouve alors entre frères et soeurs ou entre proches pour ranger les souvenirs, fermer la maison, faire le tri… commencer le deuil. A cette occasion, on découvre parfois des lettres soigneusement rangées, liées entre elles par un bolduc fané et rangées dans une vieille boîte en carton.
Le dilemme se pose alors. Que faire ? Ouvrir, découvrir et parcourir les mots du passé adressés à un(e ) autre ? Ranger pour plus tard ? Jeter aux orties ? Ces interrogations sont légitimes et les enjeux sont loin d’être anodins.
Première évidence, le ou les documents retrouvés ne sont pas estampillés "lettre d’amour", il n’est annoncé nulle part à l’avance que certains passages se révéleront très intimes. Qu’ils évoqueront le sexe ou les sentiments. C’est donc un risque que l’on prend, celui d’ouvrir la boîte de Pandore.
Une amie psychologue me confiait que lire la correspondance de ses parents pouvait être une expérience troublante, glauque et même traumatisante. C’était un avis personnel, car disons-le d’emblée dans ce domaine, rien n’est gravé dans le marbre, tout est affaire de contexte.
A-t-on vraiment envie de tomber sur des descriptions salaces ou des pratiques choquantes détaillées noir sur blanc ? A-t-on envie d’entrer fantasmatiquement dans le lit de ses parents ? La réponse pour cette amie était claire et c’était NON. Il suffisait d’imaginer l’inverse, que nos parents tombent sur notre journal intime ou notre correspondance et la lisent sans autre forme de procès. Ce serait un viol, une effraction insupportable. Donc, respect dans les deux sens. Chacun son intimité !
Et puis, a-t-elle ajouté, reprenant sa casquette de psy, la sexualité de nos parents doit rester un fantasme comme quand on est petit, que l’on rêve du prince charmant ou de la princesse idéale. On s’interroge sur ce qui se passe derrière la porte de la chambre conjugale, sur leur rencontre, sur ce qu’il est advenu de leur histoire…
Imaginer ouvre des horizons illimités, cela donne envie de grandir. La curiosité sexuelle est le début de l’intelligence, on se pose mille questions, on cherche mille réponses. Nos parents peuvent d’ailleurs nous avoir raconté comment ils se sont aimés ou rencontrés, mais avec des mots destinés aux enfants, édulcorés et choisis. Ces mots ne sont pas intrusifs, ils ne sont pas transgressifs. Le réel ne choque pas -enfin dans le meilleur des cas- car il y aussi des parents toxiques, fusionnels, qui mélangent tout, y compris leur intimité et celle de leurs enfants, mais cela, c’est une autre histoire.
Alors on jette tout sans un regard en arrière, on brûle les trésors du passé, on ensevelit les souvenirs, on fait mourir deux fois les disparus ? On ne garde rien, nulle trace de l’histoire, de l’amour qui nous a précédé, qui nous a construit, qui nous a été transmis dans notre ADN et dans notre éducation ?
Au fond, c’est peut-être une affaire de temps. Longtemps après que nos parents ont disparu et que le deuil est fait, on peut enfin revisiter l’histoire familiale et redécouvrir à distance, des fragments de notre histoire intime. Le tabou s’efface et se dilue avec les années, les parents redeviennent « un homme et une femme » qui se sont aimés, dont on est l’aboutissement.
J’ai lu la correspondance de mes parents, me confiait un homme de cinquante ans, c’était une nécessité absolue, je souffrais de ne pas leur avoir posé assez de questions de leur vivant. En lisant ces lettres, j’avais le sentiment de retrouver un peu de ce passé perdu et de ce qui m’ancrait dans la lignée de mes ancêtres. Les déclarations de mes parents ne me choquaient pas, j’étais détaché, un peu comme quand on regarde un film en noir et blanc. On peut imaginer aussi que si ces lettres n’ont pas été détruites auparavant, c’est qu’elles font partie elles aussi de l’héritage.