ENQUÊTE – La tarification à l'activité, unique mode de financement des hôpitaux, a changé les rapports entre l'administration et les personnels médicaux. Soumis à une pression toujours plus forte, beaucoup sont à bout. Avec le sentiment que le pouvoir est désormais dans la main de gestionnaires.
Brest, célèbre pour sa rade, mais aussi, depuis peu, pour ses urgences. En février dernier, un vieil homme est mort sur un brancard alors qu’il attendait des soins depuis des heures. Quelques jours plus tard, la direction reçoit la lettre d’une patiente racontant le calvaire de sa tante dans ce service. Des faits divers qui se multiplient partout en France, et qui témoignent de l'exaspération grandissante des patients vis-à-vis de leur hôpital. Et la colère est contagieuse, les personnels soignants sont eux aussi au bord de la crise de nerfs.
Certains chirurgiens de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) n'hésitent ainsi plus à quitter le navire. Elle a enregistré 15 démissions en 2013, 19 en 2014, et 23 sur les neuf premiers mois de 2015 ! Au total, ce sont plus de 4 % de ces troupes d’élite qui ont émigré vers le privé, en France, ou à l’étranger. Un constat peu reluisant pour le vaisseau amiral de notre si cher hôpital public. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoidocteur a arpenté les couloirs des hôpitaux pour comprendre.
L’âge d’or de l’hôpital, un vieux rêve
Au départ, il y avait une promesse. L'hôpital public se construit en offrant un égal accès aux soins pour tous les Français. L’âge d’or de l’institution connaît son apogée avec la loi Debré de 1958 censée mettre en place l’hôpital d’ « excellence ». Les CHU, créés à cette date, permettraient aux médecins de soigner, mais aussi de faire de la recherche et de l’enseignement. Presque 60 ans plus tard, la promesse semble bien lointaine.
« On est loin du compte », estime le Pr Michaël Peyromaure, à la tête du service d’Urologie de l’Hôpital Cochin (Paris). Après 15 années de carrière à l'AP-HP, et une consécration comme chef de service arrivée il y a un mois, ce spécialiste semble désabusé : « J’en ai assez de l’inertie hospitalière. Alors que j’exerce dans un CHU, je rencontre aujourd'hui d’énormes difficultés à mettre en place des projets de soins et de recherches attractifs ».
Et le médecin de dénoncer la lenteur administrative et le pouvoir trop dissolu au sein de la structure. « On ne sait plus qui décide de quoi, ou parfois personne ne décide », ajoute-t-il. Comme lui, d'autres grands médecins de l’AP-HP ont été tentés par le privé. Les cliniques sont aux aguets. Plusieurs praticiens nous ont confié avoir reçu des offres de rémunération 4 à 5 fois supérieure à celle qu’ils touchent dans le public, avec, en plus, la possibilité de faire de la recherche.
Ce sentiment d'exaspération est largement partagé. Avec cette impression que le médical cède de plus en plus de place à l'administratif. Médecins et personnels soignants y sont confrontés tous les jours. Si on y ajoute la pénibilité du métier, le burn-out toucherait 35 à 50 % des anesthésistes en fonction des services. Les autres salariés n'ont pas l'air d'aller mieux. Ce jeudi, Le Figaro révélait que la moyenne des arrêts maladie cumulés avoisine les 24 jours par employé à l’hôpital. « Un phénomène dû aux conditions de travail », selon les syndicats. Olivier Youinou, infirmier anesthésiste à l'Hôpital Henri-Mondor (Créteil), évoque ces cadences infernales : « Il y a 20 ans, quand j’ai commencé au bloc opératoire, nous étions un médecin anesthésiste et un infirmier anesthésiste dans chaque salle d’opération. Aujourd'hui, on a un médecin pour deux, trois, voire quatre salles ». Instaurées en 2002 à l'hôpital, les 35 heures ont fini de désorganiser les services, entraînant dans leur sillage une perte de moyens et surtout de personnels.
Des déficits abyssaux depuis 30 ans
Comme le moral des praticiens, la situation financière des établissements est morose. Après l’âge d’or, les comptes sont vite passés au rouge, dès les années 80. Et la situation est allée de mal en pis. Frédéric Bizard, économiste de la santé, relate : « Entre le début des années 2000 et aujourd'hui, le niveau d’endettement de l’hôpital public est passé de 10 à 30 milliards. Cela malgré une hausse sensible du budget de plus d’1,2 milliard d’euros chaque année ». Une enveloppe que personne ne voit, ou plutôt, pas au bon endroit. La répartition des dépenses à l’hôpital reste un sujet épineux.
Pour le Pr Peyromaure, l’argent ne va tout simplement pas où il faut. Il cite l’exemple des congés bonifiés donnés à beaucoup d’agents du service hospitalier qui coûtent une somme colossale à l’AP-HP. « Par peur des conflits sociaux, la direction a maintenu cette vieille tradition ». De son côté, Frédéric Bizard énumère pêle-mêle, des coûts de production du soin hospitalier « historiquement élevés » dans le public. Et des durées de séjour des malades 20 % plus longues en France que chez nos voisins européens. Résultat, en 2014, chaque Français coûte, en moyenne, 1 346 € en soins d’hospitalisation : c’est près de la moitié de ses dépenses de santé (45,7 %).
Mais à ces problèmes financiers internes à l'hôpital se greffe une autre actualité beaucoup plus politique. Jusqu'à un passé récent, le maire était aussi président du conseil d'administration de l'hôpital, bien souvent premier employeur de la ville. Pas question donc de mettre à la porte des milliers d'agents hospitaliers. Une surcapacité hospitalière que dénonce Frédéric Bizard. « Nous avons 30 % de lits excédentaires comparés aux autres pays de l’OCDE (2) », souligne-t-il.
Et les tentatives de fermer les petites structures (en périphérie des grandes villes) parce que leur activité ne permet pas d'offrir les conditions de sécurité aux patients avortent. Grèves, manifestations, comme à Valognes (Manche) : les usagers n’hésitent plus à faire pression sur les autorités. Dans un rapport remis fin juillet 2015 à la ministre de la Santé, le Dr Jean-Yves Grall, directeur d’une ARS (3), estimait pourtant qu’il faudrait « éviter la présence inutile de médecins [urgentistes] lors de périodes de faible activité ou sur des structures à faible activité globale ». En métropole, 67 services d’urgences seraient menacés.
De calife à exécutant
Alors, pour boucher les trous, l’hôpital public a tenté de rendre plus rentable son activité. Lancée en 2004, la tarification à l’activité (T2A) s'attache plus à mesurer le volume d'actes et d'interventions pratiqués dans un service que la pertinence du travail effectué, estiment plusieurs personnels soignants. Le sociologue Frédéric Pierru raconte : « Avant, les chefs de service avaient très peu de contraintes. Ils faisaient souvent ce qu’ils voulaient, un peu comme des patrons dans leurs fiefs ». Un changement radical par rapport à l’époque actuelle où ceux-ci doivent présenter des business plans à leur directeur d’hôpital. « De calife dans leur unité, ils se sont transformés en simples exécutants d'une politique gestionnaire ». Un peu comme dans une entreprise où les salariés doivent avoir une activité rentable.
« On a encore du pouvoir entre nous, je décide de mon assistant, je rappelle à l’ordre les internes quand ils fautent, mais dès que je sors de mon microcosme, c’est fini. Je ne peux pas, seul ou avec mon équipe médicale, définir un projet puis le mettre en application. Ce temps-là est fini ! », lâche le Pr Peyromaure. Des propos que la Fédération Hospitalière de France (FHF), qui représente les hôpitaux et les établissements médico-sociaux publics, tempère : « Dire que les médecins et l'administration ne se parlent plus est trop généraliste. Il y a un vrai dialogue entre les deux acteurs », martèle David Gruson, son délégué général. Mais « le modèle est à bout de souffle », reconnaît ce défenseur de la T2A. « Il faut que l'on réussisse à lever des financements nouveaux, en associant par exemple le secteur privé pour la recherche et l'enseignement ».
La tentation du privé
En attendant, le Pr Peyromaure a décidé d'avancer. Il a pris l’initiative de mettre en place, sans les autorisations, un programme de recherche : « J’ai outrepassé les barrières administratives, mais je dois bien avouer que je ne sais pas ce qu’il se passerait si un patient procédurier venait à nous le reprocher ».
Sur ce volcan en ébullition, l'hôpital a du mal à faire sa mue. La loi HPST (4) de Roselyne Bachelot, qui voulait faire de l'hôpital une entreprise et du directeur le seul patron à bord, se heurte toujours à la résistance des médecins. D'autant que la Loi Santé de 2016 n'a pas vraiment arrangé les choses. Bon nombre d'experts des hôpitaux s'accordent en effet pour dire qu'elle va encore ajouter de la complexité à un arbre décisionnel déjà illisible.
« Il faudrait tout revoir à zéro et tout réorganiser », selon Pr Peyromaure. En attendant ce grand jour, une timide réforme se dessine. Elle promet des économies en développant la chirurgie ambulatoire, et en recentrant l'hôpital sur ses missions d'origine, les hospitalisations lourdes. Malgré ces évolutions, cela n'empêchera pas certains médecins de céder aux sirènes du privé. Mais attention, avertit le Pr François Desgrandchamps. « Dans les cliniques, le pouvoir des directeurs est encore plus grand, et comme les médecins sont libéraux, la paperasse administrative tout aussi importante », explique-t-il. Courtisé un temps, le chef du service d’Urologie de l’Hôpital Saint-Louis (Paris) a refusé les propositions du privé. Attaché au service public, il a fait le choix de rester à l’AP-HP. Jusqu’à quand ? « Comme n’importe quel Français, les médecins ne marchent pas qu’aux valeurs », prévient Frédéric Pierru. Pour garder ses cerveaux, l’hôpital devra donc réagir vite.
(1) Assistance Publique-Hôpitaux de Paris
(2) Organisation de Coopération et de Développement Économiques
(3) Agence Régionale de Santé
(4) La Loi Bachelot est dite « HPST » pour « Hôpital, Patients, Santé et Territoires »
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