L’hôpital public, vaste sujet de discussion et de préoccupation. « L’hôpital va mal » : depuis des décennies, le fait est entendu, mais pour autant, cette institution française créée – on l’oublie souvent – du temps des croisades, fait encore bien des envieux chez nos voisins européens... voire plus loin. Les Français, eux, sont prompts à la critique, et ne se gênent pas pour régulièrement étriller « leur » hôpital, auquel pourtant ils tiennent tant. Pour Jean-Noël Fabiani, cette institution séculaire fait partie de notre patrimoine commun, et il a décidé d’en conter la « fabuleuse » histoire dans son dernier livre*.
Chirurgien cardiaque de renommée internationale, le Pr Fabiani sait de quoi il parle : cela fait plus de 30 ans qu’il exerce à l’hôpital, aujourd'hui en tant que chef du service de chirurgie cardiovasculaire et de transplantation d’organes à l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP) de Paris. Également enseignant d’histoire de la médecine, c’est cette fois-ci l’histoire « avec un petit h » qu’il a choisi de raconter dans son dernier ouvrage, n’hésitant pas à évoquer des anecdotes personnelles. Le titre donne le ton : C’est l’hôpital qui se moque de la charité se veut un livre léger, mais où le style du médecin-écrivain sert sa cause : aider à mieux comprendre l’hôpital moderne et ses nombreux blocages, en parcourant son passé, si riche d’enseignements.
Élément indissociable de l’hôpital, les salles de garde ont beaucoup fait parler d’elles récemment. Ont-elles beaucoup changé depuis votre internat ?
Jean-Noël Fabiani - Oui, et par bien des aspects. La salle de garde que je décris dans mon livre n’existe plus. Aujourd’hui, toute une partie du folklore a disparu, et parfois, ces lieux ressemblent plus à des self-services. Il faut réaliser qu’il y a aujourd’hui bien plus d’internes qu’à mon époque. D’une part, car il y a plus d’étudiants en médecine, et d’autre part, parce que le concours de l’internat n’est plus « éliminatoire », c’est devenu un examen classant pour répartir les étudiants entre les différentes spécialités. Les salles de garde sont un bon marqueur de l’évolution de la profession, la féminisation du métier a amené aussi des changements. Mais les femmes sont aussi attachées au maintien de certaines traditions, et à l’esprit carabin.
Vous évoquez la diversité des postes qui cohabitent au sein d’un hôpital. Comment un chef de service parvient-il à harmoniser le travail de chacun ?
Jean-Noël Fabiani - Ah c’est très compliqué ! Mais c’est aussi ce qui fait le sel de l’hôpital : tout le monde défend son travail, de l’agent d’entretien au chirurgien, en passant par les personnels administratifs. Et tout le monde a bien raison. L’hôpital est aussi un lieu où les egos s’affrontent et à tous les niveaux. L’enjeu est de trouver du liant. De faire en sorte que chacun ait conscience d’être embarqué sur le même paquebot.
Dans un service, cela passe par la recherche du consensus. Le mandarin qui imposait ses décisions, c’est terminé. Aujourd’hui, on discute beaucoup, ensemble. A la fin, le chef de service doit arbitrer, mais il est essentiel que chacun ait pu s’exprimer.
Pourquoi l’hôpital « à la française » reste un modèle pour de nombreux pays, alors qu’il est tant décrié dans l’Hexagone ?
Jean-Noël Fabiani - Il faut savoir raison garder. Bien sûr que nous pouvons adresser de nombreuses critiques à l’hôpital tel qu’il est aujourd’hui, et que bien des choses pourraient être améliorées. Mais c’est une institution qui marche, où tout le monde peut se faire soigner et avec un haut niveau de soins. Que l’on soit président de la République ou simple citoyen, la justice des soins existe, et c’est une réalité. Les Français ont fait le choix de la solidarité pour leur santé et c’est un bien précieux qu’il nous faut sauvegarder.
Ce modèle pourrait-il ne plus exister ? L’hôpital public tel que nous l’avons toujours connu est-il en danger ?
Jean-Noël Fabiani - La qualité de nos hôpitaux repose sur la qualité des soignants qui y travaillent. Nous avons actuellement en France un très bon niveau d’expertise, beaucoup de nos CHU (centres hospitaliers universitaires) sont des centres d’excellence, mais oui, cela pourrait changer. Les médecins hospitaliers français sont les moins bien payés en Europe. Si on ne maintient pas un niveau de rémunération attractif, il faut s’attendre à ce que de plus en plus de praticiens partent, vers le privé ou à l’étranger. L’image du médecin nanti a trop été véhiculée, et tous les secteurs sont concernés. Quand aujourd’hui on voit des consultations à 23 euros pour des généralistes, ou 25 pour des spécialistes, comment peut-on imaginer qu’un médecin soit heureux à ce prix-là ?
Vous travaillez dans le plus récent des hôpitaux parisiens. Comment imaginez-vous l’hôpital du 21e siècle ?
Jean-Noël Fabiani : Au cours du 20e siècle, l’hôpital a vécu déjà beaucoup de mutations. Imaginez que lorsque j’ai débuté, il y avait encore des salles communes avec un poêle au milieu ! L’HEGP est une cathédrale technologique, mais il répond à des préoccupations qui appartiennent déjà au passé. Nous sommes entrés dans l’ère de la rentabilité, il faudra des établissements conçus et pensés pour améliorer l’efficacité. L'architecture des hôpitaux en dit long sur les préoccupations d'une époque. L'hôpital, tant l'extérieur que l'intérieur, est le reflet de l'évolution de la société.
* C’est l’hôpital qui se moque de la charité - La fabuleuse histoire de l'hôpital du Moyen-Âge à nos jours, Jean-Noël Fabiani. Editions Les Arènes