ENQUÊTE - Le fossé entre le pouvoir en place et les médecins s’est creusé depuis 4 ans. Face à cette colère, Marisol Touraine tente une opération séduction auprès de ces blouses blanches qui côtoient chaque jour des millions d’électeurs. Les autres prétendants à la présidentielle se lancent, eux, dans une entreprise de récupération.
Les Français l’affirment, l’avenir du système de santé devrait être au cœur des débats de 2017, selon un récent sondage Ipsos (1). À moins d’un an de la présidentielle, les prétendants ont bien capté le message. À commencer par le pouvoir en place. La ministre de la Santé, Marisol Touraine, mène depuis plusieurs semaines une « opération séduction » auprès des médecins. Un chèque de 2 milliards d’euros pour l’hôpital, des promesses aux internes en médecine, une visite de François Hollande au Congrès des urgentistes, les gestes se multiplient. Mais seront-ils suffisants ? Trop peu, trop tard, analyse la droite qui part à la reconquête de ce corps électoral.
15 mars 2015, 50 000 praticiens descendent dans la rue contre la loi Santé. Pas question, scandent-ils à l’endroit de Marisol Touraine, d’accepter la généralisation du tiers payant. C’est même la goutte d’eau qui fait déborder le vase après plusieurs mois de rapports houleux entre la ministre et les médecins libéraux. Les journées de fermeture des cabinets médicaux se multiplient. Et si les praticiens de ville sont exaspérés, les hospitaliers, eux, sont au bord de la crise de nerfs. À coup de plans d’économies et de mesures à court terme, le gouvernement sape le moral des blouses blanches.
Les médecins de gauche, une espèce rare
Ce champ de ruines, François Hollande espère bien le cultiver dans les prochains mois. Fils et père de médecin, il sait mieux que quiconque le poids que représente la parole du médecin dans le village ou dans une chambre d’hôpital. La tâche n’est pas simple. « Pour un homme politique de gauche, le cœur des médecins est dur à prendre », confirme le sociologue Frédéric Pierru. Ce spécialiste du corps médical l'assure , « les médecins sont à la droite ce que les enseignants sont à la gauche ». Et de poursuivre. « C’est une classe sociale conservatrice et très corporatiste. Ainsi, ils votent très peu à gauche et quasi jamais aux extrêmes », précise le chercheur de Lille.
En 2012, le candidat qui recueillait le plus d'intentions de vote auprès des médecins au premier tour de la présidentielle était donc Nicolas Sarkozy. Il arrivait largement en tête des suffrages des libéraux avec 36 % des voix (2). Et aux législatives qui ont suivi, l’UMP faisait encore mieux, en recueillant 45 % de leurs intentions de vote, contre 30 % pour le PS (3). À ces résultats, Frédéric Pierru apporte une nuance. « Plus on est bas dans la hiérarchie médicale, plus on est susceptible de voter à gauche ».
Des cadeaux politiques
Et les politiques le savent. À l’hôpital, une circulaire a fixé récemment à 48h par semaine le temps de travail maximum des urgentistes, des médecins souvent classés à gauche. Comme ils pouvaient travailler jusqu'à 60h auparavant, les syndicats de la profession ont applaudi. Au grand désespoir des autres praticiens hospitaliers.
Il faut dire que le geste de la ministre ressemble à un cadeau politique pour ces « hospitaliers qui se considèrent comme les prolétaires de la médecine », rappelle le Pr Grimaldi, diabétologue à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris). Même stratégie quand Marisol Touraine fait passer la consultation de 23 à 25 euros pour les généralistes. « Ils sont plus concernés par la probabilité de voter à gauche que les autres spécialités médicales. De fait, il y a quelque chose du calcul électoral », estime le politiste. Mais même dans son camp, la ministre de la Santé aura du mal à convaincre.
Des grands électeurs redoutés des deux camps
Souvent classé à gauche, MG France, le principal syndicat de généralistes, réfute l’accointance. Pour son président, Claude Leicher, l’absence de Marisol Touraine il y a quelques jours au Congrès du syndicat en est la preuve incontestable. « La médecine générale est notre seul combat », s’agace-t-il. De plus, il n’hésite plus à dire que le quinquennat actuel n’a pas eu d'ambition pour la médecine générale.
Un son de cloche identique résonne à l’hôpital public où, « Marisol Touraine a surtout eu des mots », regrette le Pr Grimaldi. Mais ce gaulliste social, comme il se qualifie, pense que des praticiens hospitaliers « revoteront socialiste » en 2017. « Ceux-là expliquent qu’ils choisiront le moins pire », nuance-t-il. D’après lui, « ces médecins très attachés au service public hospitalier originel rejettent les projets de droite, trop mercantiles à leurs yeux ».
Ce n’est pas le cas du Pr Philippe Juvin, porte-parole Europe Les Républicains (LR). Le chef des Urgences de l’Hôpital Pompidou (Paris) ne mâche pas ses mots : « en matière de santé, le quinquennat est vide. Il y a eu beaucoup d’effets d’annonce au début, notamment avec le service public hospitalier (SPH). Mais derrière, on s’aperçoit que le gouvernement a juste brossé les hospitaliers dans le sens du poil, sans aucune action à la clé », conclut-il (voir encadré ci-dessous).
La fin d'un "lobby" parlementaire
Face à ces mandarins qui naviguent autant à tribord, que peut donc espérer Marisol Touraine ? Les candidats LR (Juppé, Sarkozy, Fillon, Lemaire, etc.) s’empressent, eux, dévoiler leur « programme Santé ».
Les 281 087 médecins en 2015 semblent pourtant peser peu face aux 44,6 millions de votants potentiels. En fait, tous craignent le pouvoir d’influence de ces « grands électeurs ». La peur d’une campagne électorale officieuse auprès des patients est tenace. Président de MG France pendant 14 ans, le Dr Richard Bouton rappelle qu’il y a 1 million de consultations par jour en France. « Même si les médecins ne sont pas prosélytes, les politiques les considèrent depuis toujours comme des faiseurs d’opinion », ajoute-t-il. Autre exemple de ce pouvoir d’influence, le soit disant « lobby » des médecins au Parlement. Mais leur nombre décline. À l’Assemblée Nationale, il sont actuellement 23 médecins (et 2 chirurgiens), contre le double il y a vingt ans. Et au Sénat, les troupes médicales sont encore plus clairsemées. Avec seulement 13 médecins. Bref, plus de quoi impressionner les près de 1 000 parlementaires que compte la France.
Les élections législatives de 1997
Cette image d’Épinal du praticien qui oriente le vote de ses patients a son lot de légendes. Le Pr Philippe Juvin relate la plus célèbre. Celle des élections législatives anticipées de 1997 perdues par Jacques Chirac. Le maire de la Garenne-Colombes se souvient qu’« à l’époque, on disait que c ‘était la réforme de la Sécurité sociale qui avait fait perdre la droite ». « Mais rien ne prouve que cela est à attribuer au vote des médecins opposés au projet », rectifie-t-il.
Pourtant, hormis MG France, les praticiens s’étaient largement mobilisés contre le plan Juppé de 1995. Frédéric Pierru se souvient même que des syndicats de médecins libéraux avaient présenté des candidats pour mettre en échec le camp chiraquien. De là à faire basculer le scrutin en faveur de la gauche ? Pas sûr, les spécialistes de la politique s’accordent plutôt pour dire que ce sont les craintes de beaucoup de Français pour leur retraite qui ont orienté les votes.
À l'époque, les manifestations rassemblant toutes les professions étaient, c'est vrai, gigantesques. Avec plus de 2 millions de manifestants dans la rue à chaque fois, d'après les organisations syndicales. Du jamais vu depuis mai 68. Bref, même si le résultat du scrutin était sans doute multifactoriel, le candidat du PS, Lionel Jospin, en est sorti grand vainqueur. Mais depuis, les politiques redoutent encore davantage d’avoir à dos le corps électoral des médecins.
Le pari présidentiel de l’abstention ?
Au final, comme les autres politiques, Marisol Touraine souhaite limiter la casse avec ce corps professionnel. « Elle joue, au moins, la carte d'obtenir la neutralité des médecins », juge Frédéric Pierru. Et pour le secrétaire général du CISS (4) qui représente les usagers, Christian Saout, ce pari est possible. « Les médecins actuels ne sont convaincus par rien. Pas plus par Bachelot que par Touraine. Quelque soit le pouvoir en place, et quelque soit la loi prévue, ils sont toujours hostiles à toute réorganisation du système de santé », lâche-t-il. Selon lui, « les médecins pensent que, peu importe le candidat, personne ne les aidera dans le contexte budgétaire actuel ». Comme à chaque fois, la présidente du Front National, Marine Le Pen, est à l'affût. Pour essayer de séduire ces professionnels, elle a créé le mois dernier une nouvelle association : le « Collectif pour les Usagers de la santé ». Et le potentiel est là. Parmi les 83 000 adhérents revendiqués par le FN, plus de 1 500 sont déjà issus de la santé.
On l'a compris, les partis de gouvernement ne font plus rêver les médecins. Juppé, Bachelot, et maintenant Marisol Touraine, tous ces locataires de l’avenue Duquesne (Paris) ont été vilipendés par les blouses blanches. Leur abstention à la prochaine présidentielle est peut être le pari gagnant de François Hollande… Pour en savoir plus, il faudra suivre la prochaine Université d’été de la CSMF en septembre. Dans le programme dévoilé jeudi, le premier syndicat de médecins libéraux annonce que Marisol Touraine y sera présente. Face à un public hostile, elle devait même ouvrir l’événement ! Une phrase au conditionnel car ces syndicalistes se souviennent amèrement de l’an dernier où elle avait annulé sa venue à la dernière minute. À quelques mois de la présidentielle, on peut imaginer que Marisol Touraine évitera un second faux pas. Il serait impardonnable pour les médecins.
(2) "Les médecins et l’élection présidentielle", Etude Ifop pour Le Quotidien du Médecin (Février 2012)