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Sur la pistes des six sens

Synesthésie: quand nos sens sont en fusion

Par Afsané Sabouhi

Un point commun entre Duke Ellington, Nabokov et Kandinsky ? Ils étaient synesthètes, leurs cerveaux associaient des couleurs à des sons ou à des lettres. Un mélange des sens encore énigmatique pour les chercheurs.

PURESTOCK/SIPA

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. Le premier vers du poème Voyelles d’Arthur Rimbaud aurait pu être le témoignage d’un synesthète. Certains voient les lettres ou les chiffres en couleur, d’autres associent un goût aux mots ou une couleur aux sons... On appelle ces mélanges involontaires de sens des synesthésies. Plus d’une soixantaine ont été décrites, la plupart mélangeant deux des cinq sens. Elles concerneraient entre 1 et 15% de la population. « L’estimation chiffrée est délicate car de nombreux synesthètes ignorent qu’ils le sont. Ils ont par exemple toujours perçu les lettres en couleurs et c’est en lisant un article sur la synesthésie qu’ils découvrent que tout le monde ne le fait pas », raconte Jean-Michel Hupé, chercheur au Centre de recherche Cerveau et cognition (Université Paul Sabatier et CNRS) à  Toulouse. Cette particularité cognitive ne dépend certainement pas d’un seul gène mais d’un terrain génétique favorable, qui expliquerait les synesthésies de forme différente fréquemment découvertes au sein d’une même famille.

La synesthésie graphème-couleurs, qui associe arbitrairement des couleurs aux chiffres, lettres ou mots est la plus étudiée, notamment grâce à des techniques d’IRM fonctionnelle. Les chercheurs tentent ainsi d’observer si ce sont les mêmes zones du cerveau et les mêmes réseaux de neurones qui sont activés lorsqu’un synesthète associe une couleur à un chiffre ou une lettre écrite en noir et lorsqu’il voit un objet réellement coloré. Une autre hypothèse neurologique envisagée serait la présence de connexions neuronales surnuméraires entre les cortex visuel et auditif. Là encore, c’est l’IRM fontionnelle qu’utilisent les chercheurs. Mais pour le moment, il n’y a pas de consensus scientifique en faveur de l’une ou l’autre de ces explications concernant les mécanismes neuronaux de la synesthésie.

L’objectif n’est de toute façon pas de chercher à la « guérir » car elle est rarement vécue comme un trouble. Au contraire, la plupart des synesthètes sont attachés à cette expression particulière de leur subjectivité et trouveraient triste de devoir s’en passer. Si cette synesthésie graphème-couleurs intéresse les chercheurs, c’est notamment parce qu’elle peut être un modèle de recherche utile pour tenter de mieux comprendre notre perception des couleurs et les mécanismes de la conscience.

L’immense majorité des synesthètes disent l’avoir toujours été, ce qui fait dire aux chercheurs que ces associations de sens pourraient aussi être des vestiges de l’enfance. C’est l’hypothèse de Jean-Michel Hupé, la cause des synesthésies graphèmes-couleurs serait liée à l’activité imaginative et créatrice de l’enfant lors de l’apprentissage de la lecture. Associer lettres et couleurs serait une stratégie enfantine d’apprentissage pour faciliter la reconnaissance et la mémorisation des caractères. « Sur le plan neurologique, l’apprentissage de la lecture sollicite des neurones prédisposés à l’acquisition d’une expertise visuelle. Il se pourrait que chez les synesthètes, des neurones préalablement spécialisés dans la perception des couleurs soient recyclés pour apprendre la lecture. Les couleurs synesthésiques seraient donc des réminiscences de la fonction antérieure de ces neurones », explique le spécialiste. Une nouvelle piste à explorer pour tenter de mieux comprendre ces particularités sensorielles décrites pour la première fois il y a tout juste 200 ans et encore bien énigmatiques pour les scientifiques.