C’est un lobby puissant auquel s’attaquent Cristin Kearns et ses collègues de l’Université de Californie à San Francisco (Etats-Unis). Aussi fort que celui du tabac, à en croire certains. Les industriels ont eu une influence majeure sur les politiques de santé publique durant plusieurs décennies. Par leurs actions, ils ont retardé la prise de conscience publique sur les risques d’une surconsommation.
L’un de leurs principaux organes, la Sugar Research Foundation (SRF), a été jusqu’à influencer les résultats d’études sur ce nutriment. L’analyse de documents internes, publiée dans le JAMA Internal Medicine, jette un nouveau pavé dans la mare. Les chercheurs de San Francisco y montrent qu’ils n’ont pas hésité à disculper le sucre… au détriment du cholestérol.
Une correspondance repérée
Au cœur de ces travaux se situe une méta-analyse aux résultats détonants. Parue dans le – pourtant très sérieux – New England Journal of Medicine en 1967, elle conclut que le sucrose n’accroît pas le risque de maladies coronariennes. Le cholestérol est responsable. Un travail a priori rigoureux, à ceci près qu’il a été influencé. La Sugar Research Foundation, qui dispose d’un budget annuel d’environ 3,4 millions de dollars à ses débuts, a financé ces recherches. Et elle ne s’est pas arrêtée là : elle a aussi fixé les objectifs de la méta-analyse, contribué à sa rédaction et réalisé une première relecture avant soumission au New England Journal of Medicine.
Cristin Kearns livre même un détail croustillant dans ses derniers travaux : « Nous avons localisé des extraits de correspondance entre la SRF et Mark Hegsted, professeur de nutrition à l’école de santé publique de Harvard et co-directeur du premier projet de recherche de la SRF sur les maladies coronariennes entre 1965 et 1966, dans la Harvard Medical Library. » Un conflit d’intérêt majeur et un lobbying manifeste qui ne sont pourtant pas divulgués à l’époque.
Des financements à influence
« Cela ne devrait pas beaucoup surprendre », tranche Pierre Méneton, chercheur à l’Inserm et pourfendeur du lobby du sel. Contacté par Pourquoidocteur, il évoque un phénomène structurel qui tend à progresser. « Tout est fait pour pousser la recherche publique à trouver des financements privés », déplore-t-il. A l’heure actuelle, des progrès ont été réalisés, et ils tiennent compte de cette évolution. Toute équipe qui prétend publier dans une revue scientifique doit divulguer les sources de financement dont elle a bénéficié, ainsi que le rôle qu’elles ont joué dans la rédaction, et les éventuels conflits d’intérêt. L’étude de San Francisco signale ainsi 5 financeurs qui n’ont pas interféré avec les travaux.
Mais Pierre Méneton pointe un phénomène plus insidieux, qui se produit souvent à l’insu des équipes de recherche. Les sources de financement ont tendance à biaiser les résultats, explique-t-il. Pour des projets dont l’objet est le même, « les études réalisées sur des fonds privées minimisent toujours les problèmes ou les effets indésirables et maximisent toujours les bénéfices du facteur étudié par rapport à celles réalisées sur des fonds publics, illustre le chercheur de l’Inserm. Les études financées avec des fonds mixtes livrent des résultats intermédiaires. »
Cet expert a détaillé ce processus, études à l’appui, dans la revue Biofutur en 2011. « Mais le problème principal est plus pervers, ajoute-t-il. Lorsque vous posez la question à un scientifique qui a réalisé ces études, les chercheurs affirment ne pas avoir été affectés. »
Les autorités complices
C’est peut-être pour cela que le puissant lobby du sucre n’en est pas à son coup d’essai. Plus tôt dans l’année, la même équipe de San Francisco a publié une première étude, dans PLOS Medicine cette fois. Elle s’attaquait alors aux programmes de lutte contre les caries aux Etats-Unis. Là encore, la SRF passe par le financement de travaux qui abondent dans son sens et reste en étroite relation avec les autorités sanitaires.
« Le problème concerne toute la recherche financée, toute ou partie, par le privé avec des objectifs particuliers, et qui défend un point de vue, déplore Pierre Méneton. Avec un matériel humain de chercheurs, ils produisent de la recherche orientée. »
L’impact de cette stratégie est tel que 78 % d’un rapport proposé par la SRF est inclus sans modification dans la première proposition du programme national de prévention contre les caries, dans les années 1970. Tout travail nuisible, en revanche, est écarté.
Au même moment, le calendrier des autorités concorde avec les travaux de la SRF : il concentre sa communication sur le fluor, les bactéries et les additifs. Une approche efficace, comme le souligne une enquête de Mother Jones : en quarante ans, l’obésité a doublé aux Etats-Unis et le diabète a triplé. La France n’est pas plus épargnée : en 2014, le ministère de l’Education nationale a célébré un partenariat avec le CEDUS pour l’éducation nutritionnelle… avant de reculer face aux protestations. Et pour cause : le Centre d'Études et de Documentation du Sucre est, ni plus ni moins, un représentant des industriels du secteur.
Améliorer la recherche
Pour Pierre Méneton, les solutions ne sont pas évidentes. Le financement mixte, mi privé mi public, pourrait-il régler une partie du problème ? Une réponse à étudier. « La recherche de qualité est une démarche intellectuelle difficile », rappelle-t-il. Les interférences sont donc nombreuses. « Cette activité devrait être placée dans les conditions les plus optimales : elle devrait éliminer tout ce qui est source de financement avec un objectif particulier. Cela ne peut se faire que dans un cadre public mais en excluant les secteurs qui défendent de tels objectifs, comme le secteur militaire ou nucléaire par exemple », illustre le chercheur. L’exemple de l’Inserm est à défendre. Mais il est menacé.
Car ces stratégies subtiles nuisent à la santé publique. Hypertension artérielle, diabète, obésité, maladies cardiovasculaires sont autant de pathologies influencées par l’excès de sucre. Mais« les relations se font à très long terme et sont plus difficiles à mettre en évidence », selon Pierre Méneton. Et rien, ou presque, n’est fait pour contrer la malbouffe dans les supermarchés. « Tout se passe comme si deux acteurs existaient : les acteurs agro-alimentaires et de l’autre côté les consommateurs. En dehors de cela, le ministère de la Santé et celui de l’Environnement sont aux abonnés absents », conclut-il. De fait, les taxes sur l’alimentation malsaine ont bien du mal à passer…