La profession infirmière était en grève ce mercredi. Depuis plusieurs années, elle tente d’alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur ses conditions de travail, mais cette fois, le mouvement s’inscrit dans un contexte particulier. Cet été, cinq infirmiers se sont donnés la mort, dont l’un sur son lieu de travail.
Bien entendu, le suicide reste un phénomène complexe, multifactoriel, qui ne saurait souffrir d’une explication univoque. Mais il n’empêche. On ne peut passer sous silence les risques psychosociaux croissants qui pèsent sur la profession.
"Ils vont se foutre en l'air"
« Ces suicides ne sont pas une surprise, commente Nathalie Depoire, présidente de la Coordination Nationale Infirmière qui a appelé à la grève. Cela fait des mois, voire des années, que nous dénonçons la pression croissante qui s’exerce sur les équipes. Nous devons régulièrement faire des signalements d’événements graves de dangers imminents car on entend des collègues paramédicaux qui expliquent n’en plus pouvoir, et qui disent qu’ils vont se foutre en l’air… »
En guise d’indicateur particulièrement évocateur de ce malaise, on peut se référer aux arrêts maladie, dont le nombre explose à l’hôpital, notamment ceux liés à une problématique d’épuisement professionnel. Le nombre d’arrêts maladie s’y élève ainsi à 24 jours en moyenne ; dans certains établissements, il atteint 10 % du personnel.
« Pas de pointeuses, pas d’heures sup »
De fait, pour les membres du personnel soignant, la charge psychique n’a cessé de s’alourdir ces dernières années. Les différentes réformes visant à faire de l’hôpital une structure économiquement productive ont généré des effets pervers. Austérité budgétaire, effectifs en baisse, moyens financiers en berne, non remplacement des départs et des arrêts maladie… Sur le terrain, les carences de l’hôpital rentable se font douloureusement sentir.
« Nous avons des emplois du temps de fous, confirme Stéphanie Levers, infirmière en réanimation néonatale au CHU de Montpellier. J’ai des collègues qui ont plus de 300 heures supplémentaires à poser ! Nous ne ouvons pas nous projeter dans l’avenir proche, car nos emplois du temps ne sont pas fixes. Impossible de prendre un rendez-vous chez le médecin… Cet été, on a travaillé jusqu' 13 heures par jour ! Chez nous, la direction s’est rendue compte qu’on faisait trop d’heures supplémentaires. Du coup, elle envisagerait de retirer les pointeuses – pas de pointeuses, pas d’heures supplémentaires. On en est là ».
Pour les infirmiers, la situation est d’autant plus difficile à supporter qu’avec les patients, ils sont en première ligne. Ils les prennent en charge au quotidien, doivent apaiser leurs craintes, être à l’écoute de leurs souffrances… Une tâche intrinsèquement liée à leur métier, qui s’avère particulièrement difficile à réaliser dans un contexte de pressurisation du personnel. « On n’a même pas le temps de les rassurer… », déplore Stéphanie Levers.
Système D
Pour faire part de leurs difficultés, les infirmiers n’ont pas beaucoup d’interlocuteurs. Il existe bien des psychologues du personnel, rattachés à la Direction des Ressources Humaines, mais d’un établissement à l’autre, la situation reste très disparate. « Nous, si on veut parler, il faut aller voir la psychologue destinée aux parents dont les enfants sont pris en charge dans notre service », explique Stéphanie Levers. Et dont la problématique psychologique n’est pas tout à fait comparable…
Dans ce contexte, un sentiment intense de frustration s’est installé parmi les membres du personnel soignant. « C’est quelque chose qui revient régulièrement parmi les enquêtes de terrain : le sentiment qu’ils ne font plus bien leur travail, explique Frédéric Pierru, sociologue spécialiste de l’hôpital. Ils ont l’impression d’être toujours dans le système D, de devoir faire avec des bouts de ficelle. Les soignants voient la logique économique s’immiscer en permanence dans l’activité clinique, avec par exemple le codage des patients… Ce n’est pas seulement une intensification du travail qui pèse sur leurs épaules ».
Interpellé, le gouvernement a promis des mesures dans la foulée du rapport IGAS attendu pour l’automne. Un rapport commandé au lendemain du suicide de Jean-Louis Megnien, professeur de cardiologie à l’hôpital Georges-Pompidou, qui montre que le malaise touche toutes les strates à l’hôpital.