ENQUÊTE - Sur les réseaux sociaux, la frontière entre avis personnel et médical est floue. Face à des patients qui veillent, les médecins tombent parfois dans le bad buzz.
Elles sont surnommées « les brigades de Lyme » et sévissent sur le Net. Les médecins connectés qui s’y frottent s’y piquent. Depuis que la parole s’est libérée sur les réseaux sociaux, les praticiens aussi se lâchent. Mais l’Arnica Gate a rappelé aux médecins que les patients veillent au grain. Pour ces derniers, pas question de moquer, voire de sous-estimer, les symptômes de leur pathologie. Ces patients qui cherchent du réconfort sur la Toile traquent le moindre dérapage « médical ». Très structurés et solidaires, ils déclenchent la foudre dès qu’ils ont un médecin dans la viseur.
Pour avoir tenté l'humour au sujet de certains malades de Lyme le @DocArnica en a fait les frais. Harcelée à son cabinet et jusque dans sa vie privée, cette généraliste de Strasbourg (Bas-Rhin) avait quitté Twitter en mai dernier. Puis elle est revenue, mais en abandonnant ce thème de ses sujets de discussions. Qu'ils soient à l'initiative de "tweetclash", "bad buzz", ou victimes de la rumeur, les professionnels de santé peuvent donc vite tomber dans la e-tourmente. Pourquoidocteur a enquêté sur les dessous de ces conflits virtuels qui se multiplient.
Le Dr Jean-Jacques Fraslin est un habitué de réseau social Twitter. Avec le #ParoleDePatient, il aime bien partager avec d'autres médecins les phrases cocasses d’une consultation : « Docteur, j'ai un syndrome des jambes sans repos... mais de la tête ! » ou encore « Docteur, je voudrais des semelles orthodontiques ? » Mais l’oiseau bleu de Twitter peut être de mauvais augure. Les plus de 6 200 abonnés au @Fraslin ne sont pas toujours tendres avec ce médecin généraliste à Bouguenais (Loire-Atlantique), près de Nantes (44).
Pas de cadeau entre confrères
Ses problèmes sur la twittosphère viennent de ses confrères. Des « trolls », comme les surnomme la Toile, qui polluent constamment ses publications. En l'harcelant sans cesse en dessous de ses posts. Face à ces médecins agressifs, car sont souvent opposés à sa vision du système de santé, le Dr Fraslin a changé les paramètres de son compte. Il a fait en sorte que leurs commentaires n’apparaissent plus dans ses discussions. « C’est moins violent que le blocage, et ça a pour effet de lasser les twittos en colère. Comme on ne voit pas leur message, on ne leur répond pas. Ils arrêtent donc de nous agresser », explique-t-il.
Mais certains médecins sont pugnaces et continuent parfois de le traquer. En créant d’autres comptes anonymes, ils continuent de le suivre sur Twitter. Une stratégie qui se retourne parfois contre eux lorsque des confrères dévoilent la véritable identité qui se cache derrière un pseudo agressif. « C’est arrivé récemment à un médecin », avertit le Dr Fraslin. Avis aux amateurs...
Les attaques prennent parfois une tournure plus inquiétante. Des traces indélébiles qui viennent d'un monde virtuel. Généraliste en Midi-Pyrénées, le Dr Baptiste Beaulieu a vécu ces tweetclash qui n’en sont plus. Lui a carrément été victime du pire sur les réseaux sociaux. La scène se passe en juin 2016 après qu’il a écrit une tribune dans Le Huffington Post au sujet de la tuerie homophobe d’Orlando (Etats-Unis). Touché comme des millions de personnes par ce drame (49 morts), il dénonce l’homophobie dans un papier. S’en suivront des menaces de mort d’un internaute. Mais aussi une plainte de Baptiste Beaulieu. Aujourd’hui, l’affaire est encore entre les mains de la justice...
Quand les médecins dérapent
Pourtant, ces médecins attaqués dérapent aussi. Comme en septembre 2016 lors de l'affaire MeltingDoc. Depuis la publication d’une vidéo promotionnelle franchement déplacée, cette application d'entre-aide des médecins est dans le viseur des internautes.
Dans le clip, on voyait une patiente allongée dans une salle de gynécologie pour un supposé diagnostic difficile. Sans pouvoir l’identifier, ses jambes étaient écartées et plusieurs hommes s'approchaient d'elle pour tenter de résoudre ce cas complexe. Ils mimaient même la prise de photos qu'ils faisaient semblant de partager sur Melting Doc. La patiente, elle, n’avait jamais droit à la parole mais on imagine sa gêne dans un cas réel. Attaqué, dénigré, voire insulté, Melting Doc a fait son mea culpa. Sur sa page Twitter à laquelle sont restés abonnés près de 800 médecins figure encore le message suivant : « Nous tenons à nous excuser d’avoir créé un sentiment de malaise par la tonalité maladroite de notre vidéo (que nous avons retirée). »
Mais sur la toile, il faut presque se confesser pour obtenir l’absolution des internautes. Melting Doc poursuit donc : « Nous ne cherchions absolument pas à porter atteinte à l’image de la femme, mais à faire connaître une application dont le but est de servir les médecins, régulièrement confrontés à des cas complexes. Nos sincères excuses. » Joint par la rédaction, l’équipe de Melting Doc ne souhaite plus évoquer l’affaire. « La page est tournée », nous a confié Christian Allouche, directeur général de la startup.
Les assureurs en santé inquiets
A l’avenir, son réseau d’entre-aide fera appel à des associations de patientes pour valider ses vidéos. Une nouvelle façon de travailler qui rassura sans doute les assureurs des professionnels de santé. Le premier d’entre eux est la Mutuelle d'Assurances du Corps de Santé Français (MACSF). Depuis plusieurs mois déjà, elle constate que ces litiges connaissent une hausse fulgurante.
En mai 2016, Yves Cottret, délégué général de la Fondation MACSF, confiait à Pourquoidocteur qu’entre 2010 et 2014, la MACSF a vu trois fois plus de sociétaires impliqués dans des "bad buzz" liés au droit à l'image ou l'atteinte à l'honneur. Ces professionnels de santé demandent à la Mutuelle comment réagir face à ces attaques numériques : « nous recevons 6-9 appels par semaine de ce type », précisait-il. En soulignant que la grande majorité serait des victimes de la rumeur, « mais certains, plus rarement, sont aussi auteurs ».
Il citait facilement le cas d'un anesthésiste ayant maquillé d'une moustache une patiente ou encore un interne ayant posté un selfie avec dans le décor des patients reconnaissables. Des dérapages graves, portant atteinte au secret professionnel, « nous en avons aussi rencontré sur Internet », faisait-il remarquer. En réaction, la MACSF a créé deux guides pour aider les médecins à ne pas déraper. Le premier concerne les « Bonnes pratiques des réseaux sociaux », alors que le deuxième est spécifiquement consacré à la gestion de la rumeur.
Le CNOM planche sur ses bad buzz
L'Ordre des médecins a aussi son avis sur la question. Le Dr Jacques Lucas, en charge de la déontologie médicale au CNOM, rappelle que « comme tous les autres citoyens, les médecins conservent leur liberté d'expression sur les réseaux sociaux ». Mais avec ses plus de 7 600 abonnés sur Twitter, l'homme a une grande expérience du réseau social. Il appelle donc les praticiens et patients « à prendre de la distance par rapport aux tweetclash ». Et conseille « de la modération » aux deux parties.
Sa devise se résume en deux phrases : « ne pas dire sur Twitter ce qu'on n'oserait pas dire sur la place publique » et « toujours préférer l'humour à l'ironie blessante ». Mais pour agir en amont des conflits numériques Jacques Lucas publiera en janvier 2017 un document dédié à la déontologie médicale sur les réseaux sociaux. Avec dedans un rappel aux médecins des règles. Parmi elles, figure en premier lieu l’anonymat des patients. Le Dr Lucas précise que les internes y sont également soumis. Mais ce médecin tient cependant à faire une mise au clair. En rappelant qu'« aucun médecin n'a jamais été condamné par l’Ordre pour des propos sur les réseaux sociaux ». Ce qui se passe dans ce monde virtuel a souvent tendance à rester dans ce monde virtuel.