Réveillon du 24 décembre, puis repas de Noël, Saint-Sylvestre et jour de l'An : les fêtes de fin d’année sont pour beaucoup synonymes de moments de convivialité autour d’une table bien remplie. Mais pour les personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire (TCA), cette période relève plutôt du cauchemar. Certaines seront peut-être tentées d’aller partager leur expérience ou trouver du réconfort sur un site rassemblant d’autres patients atteints de ces troubles. Souvent étiquetés « pro-anorexie » ces sites sont fréquemment l’objets de critiques, et dépeints comme dangereux. Mais la réalité est peut-être différente des lieux communs souvent relayés par les médias, mais parfois aussi par les soignants ou les politiques.
Deux sociologues ont décidé d’enquêter afin de mieux comprendre qui sont ceux qui créent ou consultent ces sites, et la nature des liens qui se créent « on line » entre ces patients. Paola Tubaro (CNRS) et Antonio Casilli (Télécom ParisTech/EHESS) ont porté le projet ANAMIA, et rassemblé les résultats de leurs huit années de recherche dans un ouvrage. Le Phénomène « pro ana » - Troubles alimentaires et réseaux sociaux*, met à mal bon nombre de clichés.
Ne pas pénaliser les malades
« Les gens qui se rendent pour la première fois sur un site rassemblant des personnes atteintes de TCA peuvent être choqués ; il faut avouer que certains contenus sont troublants. Mais notre travail a justement consisté à aller voir au-delà de cette façade », explique Paola Tubaro. Pour décrypter ce qui se joue sur la toile entre les personnes atteintes de TCA, les chercheurs parisiens ont dû élaborer une méthodologie mêlant analyse des sites, questionnaires envoyés à leurs usagers, et entretiens avec certains d’entre eux. « Par moment cela a été compliqué, notamment au moment de la discussion sur l’amendement à l’Assemblée nationale », se souvient la sociologue.
Au printemps 2015, lors des débats sur la loi de modernisation du système de santé, un amendement a en effet suscité un vif débat. Il visait à créer un nouveau délit, passible d’un an de prison et 10 000 euros d’amende, ciblant les auteurs de sites étiquetés « pro-anorexie ». De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour dénoncer une mesure qui allait avant tout pénaliser des personnes malades. La mesure avait été votée en première lecture par les députés, retoquée par le Sénat, réintroduite en deuxième lecture à l’Assemblée, avant d’être définitivement rejetée. « Nous avons réagi contre cet amendement, et nous avons été très heureux de voir que nos travaux de recherche avaient été cités dans les débats, et avaient contribué à faire retirer ce texte », se félicite Paola Tubaro.
Cet événement a aussi convaincu les deux sociologues de la nécessité de rédiger un livre, en français, sur ces sites qu’ils ont étudiés de fond en comble. « Les connaissances avancent sur le sujet, mais ce n’est pas toujours facile, même pour un parlementaire, de lire des publications scientifiques, en anglais. Nous voulions que nos résultats deviennent accessibles au plus grand nombre. »
Des liens en plus
Loin des clichés, les données recueillies par les scientifiques ont permis de brosser un profil des auteurs et utilisateurs de ces sites. « Personne ne se retrouve là par hasard, insiste Paola Tubaro. Ceux qui y viennent sont soit des patients, soit des personnes qui ont déjà des symptômes et tentent de mettre des mots dessus. »
Appartenir à une communauté de patients en ligne n’exclue pas une sociabilité « dans la vraie vie ». Les données indiquent que la plupart des personnes interrogées entretiennent des liens forts avec des personnes de leur entourage ; plus de la moitié sont dans une relation de couple. Mais beaucoup soulignent aussi que parler de leur maladie avec leurs proches est compliqué, voir impossible. Les liens qui se nouent sur la toile sont alors solides et précieux: « échanger avec ses pairs sur une maladie est souvent rapporté comme un bienfait par ceux qui appartiennent à une communauté de patients. Il en va de même dans le cadre des TCA », relève Paola Tubaro.
Concernant l’apologie de l’anorexie supposément faite par ces sites, elle serait bien loin d’être la norme. « C’est avant tout de la souffrance qui est affichée. Oui les personnes parlent de ce qu’elles vivent, et le partagent mais il n’y a pas de volonté d’inciter à quoi que ce soit. Et il faut noter une évolution des sites au fil des années », insiste la chercheuse. Parmi les témoignages recueillis, certains patients soulignent même le rôle de ces échanges « on line » dans leur parcours de soin. Encouragements pour accepter une hospitalisation, soutien en cas de rechute, partage d’adresses de centres ou de thérapeutes.
Communiquer pour mieux soigner
Si diffuser les résultats de la recherche est important pour changer le regard de la société sur ces troubles du comportement et ceux qui en souffrent, cela peut aussi faire évoluer la prise en charge par les soignants. Les premiers résultats du projet ANAMIA ont été présentés à la fin de l’année 2012, lors d’un symposium à la Bibliothèque nationale de France (Paris). A partir de ce moment, les deux sociologues ont noté un changement dans leurs échanges avec certains professionnels de santé. « Ils connaissent les TCA bien mieux que nous, c’est indéniable, souligne Paola Tubaro. Par contre beaucoup des aspects abordés dans notre recherche leur étaient totalement étrangers. »
Au cours de leur enquête, les chercheurs ont croisé des médecins hostiles aux sites « pro ana », sans pourtant en connaître grand chose : « dans le doute, ils préfèrent adopter un principe de précaution, et les déconseiller », note la sociologue. Elle se réjouit cependant qu’au fil du temps, leurs travaux aient fait changer les mentalités. « Aujourd’hui, on peut réellement envisager qu’Internet devienne un moyen d’enrichir l’offre de soin disponible pour ces patients, et donc un outil de plus dans l’arsenal des soignants ».
Au Royaume-Uni, l’association beat a instauré des groupes de parole en ligne. Un modérateur est toujours présent durant la session. « C’est un concept qui peut aider à faire le premier pas, pour ceux qui n’osent pas aller à des réunions traditionnelles. Mais surtout c’est très utile à ceux qui de toute façon n’y ont pas accès. »
Car c’est un fait, l’offre de prise en charge pour les patients atteints de TCA n’est pas pléthorique dans l’Hexagone. Une patiente raconte même être venue travailler à Paris pour avoir un meilleur suivi. Mais habitant en proche banlieue, elle s’est retrouvée à nouveau dans un désert médical. La géolocalisation des utilisateurs de ces sites indique ainsi qu’une partie importante de la demande de soins reste insatisfaite. Loin de l’image des malades dans le déni et le rejet des traitements, cette enquête à mis au jour « une communauté de personne en détresse, qui rencontrent des difficultés importantes à accéder à des soins e qualité, qui se heurtent à une compréhension incomplète de leur condition, et qui articulent besoin de soutien et quête d’information » concluent les auteurs. Un constat qui, espérons-le, inspirera positivement les prochaines propositions de loi pour « lutter contre l’anorexie »…
* Editions Presses de Mines, 19euros