C’est à Strasbourg que la Mildeca (Mission Interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) a choisi de faire le premier « comité de pilotage » sur les salles de consommation de drogues à moindre risque (SCMR). Sa présidente, Danièle Jourdain-Menninger, tenait à ce déplacement à portée hautement symbolique. « Pour montrer à quel point nous nous inscrivons dans un dispositif national », explique-t-elle. Peut-être aussi parce qu’à Strasbourg, ces fameuses « salles de shoot » revêtent une dimension nettement moins idéologique et politique (voir encadré) que dans la capitale.
Il faut d’ailleurs cesser de les appeler ainsi : le vocable appartient à celui des opposants à ce dispositif de réduction des risques (RDR), dont les représentants ont dressé un bilan profondément positif ce jeudi. Deux salles ont ouvert leurs portes depuis l’inscription de l’article 41 de la loi santé ouvrant la voie à l’expérimentation nationale. La première, à Paris, fait largement ses preuves ; la seconde, strasbourgeoise, suit les pas de sa cousine.
Les riverains en redemandent
Des premiers pas difficiles, il faut le rappeler, dans une France marquée par un certain retard vis à vis de ses voisins. L’Allemagne s’est dotée de tels dispositifs il y a 20 ans et la Suisse, il y a trois décennies. Mais après la grogne qu’ont inspirée les SCMR dans l’Hexagone, l’heure semble désormais à une demande accrue. « Les riverains qui s’opposaient au projet veulent maintenant que la salle ouvre plus longtemps, sourit la présidente de la Mildeca. Ils ont perçu les bénéfices : moins de scènes ouvertes [lieux de consommation de drogues sur la voie publique, ndlr], moins de seringues qui traînent, plus de tranquillité ».
Des propos confirmés par les représentants de la justice et de la police, présents lors du comité national. Contrairement aux peurs évoquées, le trafic de drogues ne s’est pas intensifié aux abords des salles, où la présence policière a légèrement augmenté. Ces lieux semblent avoir apporté une certaine sérénité là où les relations entre usagers et habitants menaçaient de s’empoisonner.
Strasbourg, Paris : des usages variés
Voilà pour les riverains inquiets. Pour les usagers de drogues, à qui ces salles s’adressent en premier lieu, les bénéfices, présentés par les équipes municipales de Strasbourg et de Paris, les associations des deux villes (Ithaque et Gaïa) et la Mildeca, qui ont porté le projet, sont déjà perceptibles.
Dans les deux communes, les salles ont permis d’atteindre les usagers les plus précaires et isolés, expliquent ces acteurs. La prévalence de l’hépatite C y est élevée, la vaccination contre l’hépatite B, limitée. A Strasbourg, la moitié des usagers consommaient dans les espaces publics, 30 % dans des lieux isolés, avec des pratiques à risque (échange de seringues, conditions hygiéniques délétères) ; ils disposent désormais un lieu propre et encadré, où ils peuvent se dépister et avoir accès à des soins dont ils restaient à l’écart.
A Paris, la « montée en charge » est importante – plus, peut-être, que prévu, mais les acteurs parisiens disent pouvoir y faire face. Depuis l’ouverture il y a quatre mois, ils dénombrent 16 000 passages, soit 175 par jour, pour quelque 500 consommateurs. La file active est plus importante qu’à Strasbourg, où l’on ne compte encore que 519 passages, soit 20 à 25 quotidiens, un nombre qui a vocation à croître.
De Strasbourg à Paris, les usages varient, d’ailleurs. La salle de la capitale européenne accueille une majorité d’injecteurs (95 % des consommateurs), qui consomment par ce biais de la cocaïne en premier lieu, puis des opiacés. A Paris, les usagers consomment plutôt du crack et des opiacés (notamment du sulfate de morphine), injecté ou inhalé. La cocaïne représente moins d’1 % des consommations et l’héroïne, un peu plus d’1 %. Par ailleurs, les femmes constituent 35 % des passages à Strasbourg, contre 13 % à Paris. Les chiffres corroborent les données établies dans les deux villes par les CAARUD* et les CSAPA*.
Inspirer d'autres villes
« Le cahier des charges est commun, mais les expériences sont toutes les deux très spécifiques, explique Alexandre Feltz, médecin addictologue et adjoint au maire de Strasbourg. Demain, d’autres villes vont s’engager et il est important qu’il y ait des modèles différents ». Ces communes pourront ainsi s’en inspirer pour les adapter aux réalités locales. Car, de fait, si l’expérimentation nationale s’étale sur six ans, il est fort probable que d’autres villes se porteront candidates d’ici là.
Reste à savoir lesquelles. Marseille avait affiché sa volonté d’accueillir une SCMR, il y a quelques mois, avant que son maire ne se rétracte. A Bordeaux, les associations se tenaient sur le qui-vive, Alain Juppé affichant son soutien public au dispositif. Mais les primaires de droite sont passées par là et depuis, silence radio. La Mildeca verrait bien Nantes ou Lille, mais encore faut-il que les élus locaux se mobilisent.
Un autre dispositif pourrait peut-être se substituer aux salles, dont le coût de fonctionnement atteint environ un million d’euros (900 000 à Strasbourg, 1,2 million à Paris). Depuis 2011, Médecins du Monde, avec l’appui de l'association Gaïa, expérimente dans le cadre d’une étude le projet ERLI (éducation aux risques liés à l’injection). Des équipes formées à la réduction des risques (binôme composé d’un infirmier et d’un éducateur à la santé formé au secourisme) se rendent dans les CSAPA participants et supervisent les injections. Ce dispositif, à mi-chemin entre les programmes d’échange de seringues et les SCMR, pourrait constituer un compromis intéressant pour les communes souhaitant s’engager dans la réduction des risques.
A Strasbourg : les raisons d’un « débat apaisé »
Si l’implantation de la SCMR s’est faite dans la douleur à Paris, à Strasbourg, tous s’accordent à dire que le débat fut plus « apaisé ». Pour preuve, quand les élus parisiens de bord opposés s’égratignaient sur le projet, à Strasbourg, 90 % du conseil municipal a voté pour, dont des centristes et des LR.
A cela, plusieurs raisons, à commencer par la densité urbaine. La salle parisienne s’est installée en milieu résidentiel, faute de choix et pour répondre à la « scène ouverte » de la Gare du Nord. A Strasbourg, nulle scène ouverte spécifique ; la salle est située près d’un parc, loin de toute habitation. « Le côté transfrontalier a aussi joué : depuis 20 ans, il y a des salles en Allemagne, les Alsaciens savent que ce sont des gens sérieux qui connaissent le sujet », explique Alexandre Feltz, qui évoque « l’humanisme rhénan » et « l’histoire bismarckienne » du territoire : « Nous avons une prise en compte de la santé et du social très spécifique. C’est la dernière ville a avoir gardé toutes ses compétences - centres médico-sociaux, PMI, santé scolaire… Depuis 1900, nous nous occupons des plus précaires, c’est encré dans notre histoire ». Enfin, le nombre important de juppéistes au conseil municipal de Strasbourg a contribué au vote favorable.
Une analyse partagée par Rémi Féraud, maire du Xe arrondissement de Paris. « Nous avons une culture politique à Paris, dans laquelle l’affrontement est très marqué… La droite parisienne a fait des SCMR un enjeu fort, remettant en cause une tradition ancienne : quand Chirac était maire de Paris, il a fait franchir à la RDR des progrès importants ».