Fin de mandat pour Danièle Jourdain Menninger. Le 1e mars, Nicolas Prisse prendra la tête de la Mildeca (1), organe interministériel placé sous la direction de Matignon, chargé de coordonner les politiques gouvernementales en matière de drogues et d’addictions. Après cinq années de mandat, l’heure est donc au bilan pour la présidente sortante.
Elle est attendue sur plusieurs points. Le cannabis, bien sûr, qu’elle n’a pas dépénalisé, ignorant les demandes ardentes d’une partie de la société. Son mandat est en revanche marqué par le virage affirmé de la réduction des risques en France, inscrite dans la loi santé. Cette approche consiste à accompagner les consommateurs de drogues pour limiter les dégâts, plutôt qu’à les condamner quitte à se fermer les yeux.
Au final, que garderons-nous du mandat de Danièle Jourdain Menninger ? Entretien avec une présidente qui tire sa révérence avec « apaisement ».
Regrettez-vous de ne pas avoir dépénalisé le cannabis ?
Danièle Jourdain Menninger : Je pense que ce n’est pas la bonne question. Je regrette de ne pas avoir convaincu les autorités politiques de la nécessité de faire un débat public autour de ce que doit être une politique pénale sur ce type d’addiction. J’aurais aimé avoir ce débat sous une forme très décentralisée, éloignée de la réunion à l’Assemblée Nationale entre experts qui tiennent toujours le même discours.
Nous avons fait un rapport administratif sur la politique pénale française, travaillé sur d’autres leviers (prévention, recherche…). Nous avons quand même fait progresser les esprits et d’ailleurs, dans la campagne présidentielle, un certain nombre de candidats évoquent maintenant ces questions – même s’ils ne connaissent pas toujours bien le sujet. Je pense que mes successeurs pourront organiser ce débat, à condition qu’il ne soit ni politique, ni idéologique et qu’on sorte des sentiers battus. Car mon avis, après cette présidence, c’est que personne ne sait vraiment quelle est la bonne politique pénale.
Pourquoi ne pas avoir organisé ce débat public ?
Danièle Jourdain Menninger : La Mildeca est une autorité administrative placée auprès des ministres, mais nous ne sommes pas nous-mêmes ministres. La décision ne peut venir que de l’autorité politique. Elle n’en voulait pas car nous n’avons pas réussi à lui expliquer que les sujets dont on ne discute pas deviennent comme le sparadrap du capitaine Haddock.
Notre société est adulte, mûre, elle a su adopter le mariage pour tous, alors pourquoi ne pas débattre des consommations et des addictions ? Mais encore une fois, sans présupposer de la réponse car je pense qu’elle est complexe et qu’elle ne se limite pas à la question pénale, ni au cannabis. Par ailleurs, il faut y aller progressivement, ne pas effrayer la population. Mon successeur est également convaincu que c’est la bonne méthode.
Vous avez tout misé sur la prévention et la réduction des risques… Etait-ce difficile d’imposer cette vision qui contrevient parfois à la logique répressive ?
Danièle Jourdain Menninger : Non. La prévention, c’est compliqué ; il y a toujours quelqu’un pour demander « combien ça coûte, combien ça rapporte ? ». Mais nous avons eu une grande latitude. Nous avons bâti avec les associations une stratégie d’intervention précoce auprès des plus jeunes. Les professionnels étaient très demandeurs d’un cadre, d’une méthodologie et les autorités ont soutenu cette approche. D’ailleurs, le ministère de l’Education se l’est appropriée sur le plan « Ville étudiante » et « Bienveillance et bien-être à l’école » qui reprend notre stratégie, c’est-à-dire le développement des compétences psychosociales pour prévenir, notamment, les conduites addictives.
Sur la réduction des risques, nous avons beaucoup avancé, monté les dispositifs, travaillé en milieu festif, changé la loi. Mon regret, c’est de ne peut-être pas avoir assez fait de pédagogie. La population ne sait pas ce qu’est la RDR et quel est son intérêt ; souvent, sa seule traduction, c’est « salle de shoot »… J’ai demandé à mon successeur d’insister sur ce point là, particulièrement important.
Les budgets de la Mildeca n’étant pas votés, ce travail n’est pas sécurisé… Craignez-vous qu’il s’efface après votre départ ?
Danièle Jourdain Menninger : Oui, c’est mon inquiétude. Dans ma petite tournée d’adieux, je rencontre les différentes autorités et leur demande de surtout, préserver le budget de la Mildeca. Nous avons eu une grande rigueur de gestion, été très attentifs à ne pas renouveler automatiquement les programmes de prévention pour ne favoriser que ceux qui ont été évalués… C’était un gros travail de fond, mais si la Mildeca ne conserve pas son budget, elle ne pourra pas remplir sa mission.
C’est vrai, notre travail est fragile. Mon successeur est tout à fait convaincu qu’il faut sécuriser les budgets, mais je ne sais pas quel sera le prochain gouvernement, et quelle attention il prêtera à ces sujets.
Vous êtes restée en retrait sur la e-cigarette. Pourquoi ?
Danièle Jourdain Menninger : Parce que là encore, il faut faire attention. Nous avons demandé deux expertises qui ont produit des avis très mitigés. A partir de là, c’est compliqué de se lancer dans un soutien acharné. On ne sait pas encore si la e-cigarette est un instrument de sevrage ou si son usage est concomitant à une consommation de tabac. On est encore dans l’interrogation.
Nous sommes restés sur la réserve pour nous donner tous les éléments ; cela n’empêche personne d’acheter ni de consommer des e-cigarettes. Mais en faire une stratégie de sevrage, avec les connaissances actuelles, cela me semble hasardeux. Les Anglais l’ont fait, c’est vrai… Et bien nous en tirerons les enseignements. Actuellement, je crois qu’il ne faut ni fermer la porte, ni se lancer tête baissée dans cette voie.
Vous avez fait des addictions en milieu professionnel une priorité, avec quel résultat concret ?
Danièle Jourdain Menninger : Pendant longtemps, il était difficile de parler des addictions en milieu professionnel car le sujet était abordé d’un point de vue individuel : un employé consomme de l’alcool ou des drogues, convocation, sanction disciplinaire, mise à pied. Cela mène à une situation dans laquelle personne ne dit rien. Nous avons tenté d’insuffler une autre approche à travers la formation des médecins du travail et des médecins de prévention.
Cette approche est collective, structurelle ; elle acte le fait que l’entreprise elle-même peut être génératrice de conduites addictives à cause du stress, de l’intensité du travail, des déjeuners d’affaires… Elle renvoie à l’organisation du travail et réunit le chef d’entreprise, le cadre et le RH qui s’emparent du sujet avec les partenaires sociaux pour régler la situation et l’anticiper. Hier, je suis intervenue auprès du Medef pour évoquer cette question ; le message est parfaitement passé. On a fait bouger les choses. Il y a quatre ans, ce syndicat ne m’aurait jamais invitée.
L’échec de votre mandat ?
Danièle Jourdain Menninger : L’alcool, avec l’assouplissement de la loi Evin. C’est mon grand échec. Je l’ai dit la semaine dernière à Marisol Touraine ; c’est aussi son cas, m’a-t-elle répondu. Pourtant, on a tellement travaillé au sein de l’Assemblée et avec les associations… en vain. L’approche économique est trop forte, avec beaucoup de non-dits. On s’abrite derrière le bon vin, mais ce n’est pas le sujet.
(1) Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives