Deux ou trois fois par mois, les professionnels de santé reçoivent dans leur boîte mail un « point d’information » de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Une sorte d’alerte, pour avertir ceux qui sortent des clous, qui prescrivent « hors AMM ».
La traduction du sigle est simple. Un médicament a été conçu et testé pour une indication, une dose et un profil de patient ; il dispose d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) dans ces conditions strictes. En dehors de celles-ci, la science entre dans le flou et nul ne sait vraiment comment le médicament réagira sur son consommateur.
Les grands scandales sanitaires, bien que multifactoriels, partent souvent de là. Diane 35 : traitement contre l’acné, 80 % de prescription en pilule, hors AMM, quatre morts. Mediator, idem : en 2008, 80 % des prescriptions ne concernaient pas un diabète. Le médicament n’est pourtant pas censé servir à autre chose. Hors AMM, 300 morts et d'autres à venir. Parmi toutes les alertes mails transmises par l’ANSM aux prescripteurs, combien se mueront en scandale ?
Pas de base de données
La question est cruciale. Selon les données américaines, un quart (27 %) des prescriptions hors AMM sont scientifiquement motivées ; le reste n’est que doigt mouillé. Les travaux prennent compte de la situation aux Etats-Unis, peu comparable avec celle de la France, mais ils constituent l’une des rares données disponibles.
L’Assurance Maladie affirme ne détenir aucune information sur l’étendue de ces prescriptions en France, ni même sur quelques molécules. Les autorités sanitaires n’ont semble-t-il pas jugé opportun de bâtir une base de données solide pour évaluer cet usage illégal, qui pose pourtant problème, de leur aveu même.
Un rapport parlementaire daté de 2011 évoque toutefois le chiffre de 15 à 20 % de prescriptions hors AMM sur la totalité des ordonnances. « C’est très répandu, plutôt de l’ordre d’un tiers, mais on ignore le détail, faute de données. Le sujet reste tabou parmi les prescripteurs, ils n'aiment pas se répandre sur la question », résume Bernard Bégaud, professeur de pharmacologie à Bordeaux.
Un mésusage risqué
Une partie des prescriptions hors AMM se justifient car elles ont été renseignées, étudiées, évaluées. Il en va par exemple ainsi de l’Avastin, un anticancéreux utilisé à l’hôpital hors AMM dans la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) car 30 fois moins cher que le Lucentis et aussi efficace. Les données scientifiques sont foison sur cette utilisation, à tel point que les autorités sanitaires ont décidé de l'encadrer. Ce n’est certainement pas le cas de toutes les molécules.
Certaines classes sont particulièrement concernées par le hors AMM, comme les médicaments psychiatriques (benzodiazépines, antidépresseurs), pris trop longtemps ou à trop fortes doses. Selon des chiffres de l’ANSM, 74 % des hypnotiques sont prescrits sur des durées trop longues, donc hors AMM. Récemment, l’agence a ainsi restreint la prescription de Zolpidem, pour mettre fin à l’augmentation du nombre et de la sévérité des cas d’abus et de pharmacodépendance. De fait, les études montrent que le fait de prescrire en dehors des recommandations augmente de plus de 50 % les risques de développer des effets secondaires.
Côté antidouleurs, l’usage hors des clous se retrouve. Le centre de pharmacovigilance de Lorraine met ainsi en avant « un mésusage important et préoccupant du fentanyl transmuqueux dans les données du suivi national, avec une utilisation large hors AMM », supérieure à 50 %.
Selon des études françaises, 15 % des IPP (inhibiteurs de la pompe à protons, antisécrétoire gastrique) sont prescrits hors AMM. Chez les plus de 65 ans, cette proportion grimpe à 48 %.
Autorégulation
« Il faut dire que beaucoup de médicaments ont une AMM pour laquelle ils ne sont pas efficaces, voire dangereux, rappelle Vincent Renard, président du Collège National des Généralistes Enseignants. L’AMM est un cadre mais ce n’est pas le Graal. Pendant leurs études, les médecins apprennent à évaluer la balance bénéfice-risque de leurs ordonnances, que l’on soit dans l’indication ou pas. Pour les hors AMM, on leur dit qu’une prescription doit être fondée sur la science, l’expérience, le recul et le bon sens ».
L’autorégulation fait donc office de garde-fous. Ce qui n’est pas forcément pour rassurer. Dans les officines, les pharmaciens voient défiler les prescriptions hors-cadre, les justifiées comme les plus étonnantes. Le médecin est tenu d’inscrire sur l’ordonnance la mention « hors AMM », mais alors, le patient doit renoncer au remboursement. Autant dire que la précision y figure rarement.
Le pharmacien responsable
« Ce n’est jamais signalé mais nous en avons au moins une ou deux par semaine, relate Maïlys, adjointe d’officine à Paris. Nous nous en rendons compte parce que nous connaissons nos patients, leurs pathologies… ». Un classique de l’hors AMM ? « Le patch Versatis, indiqué dans le zona mais utilisé pour le mal de dos. Le cytotec, indiqué pour l’ulcère, détourné par les gynécologues lors des fausses couches pour déclencher des contractions et aider à l'expulsion… ». L’ANSM a beau alerter, elle prêche dans le désert.
Lors de la prescription, le consentement du patient ne semble pas avoir été recueilli, comme l’exige pourtant le hors AMM. « C’est nous qui l’informons que le médicament n’est pas indiqué dans leur contexte, ce qui génère de l’anxiété, notamment dans un contexte de fausse couche… Les patients sont complètement désorientés par les informations contradictoires entre le pharmacien et le médecin. »
Or, en cas de problème, le pharmacien porte une responsabilité lourde – la moitié de la faute, avec le prescripteur. Face à une ordonnance questionnable, il est tenu d’appeler le médecin pour des précisions sur le diagnostic et le traitement, et doit refuser la délivrance d’un médicament hors-recommandation. Mais le contact téléphonique entre les deux professions ne favorise pas toujours la prévoyance. « Certains médecins coopèrent mais beaucoup d’autres nous envoient balader », rapporte la pharmacienne. Dans bien des officines, on a tout simplement renoncé à appeler : on délivre sans poser de question.
Système incitatif
C’est que le système y incite fortement. Maïlys se souvient d’un antitussif indiqué chez l’adulte qu’elle a refusé de délivrer à un bébé de six mois. Résultat : le médecin a envoyé la patiente l’acheter dans une autre officine. Les vertueux sont en fait les bonnes poires. « J’ai perdu l’argent d’une boîte de sirop, et une cliente avec ! »
Sur les réseaux, des pharmaciens se mobilisent pour demander la rémunération du refus de délivrance hors AMM, comme dans les officines canadiennes. A l’hôpital, la prise de conscience semble mieux enclenchée. « De plus en plus de services se dotent d’un pharmacien qui doit challenger les prescriptions », relate Karim, pharmacien en industrie et traqueur de « hors AMM WTF » (traduire : « hors AMM grand n’importe quoi »).
Mais à l’heure, les leviers d’action pour encadrer cet usage à risque, qualifié de « problème majeur de santé publique » par l’ANSM, restent rares. L’agence dispose de quelques outils comme la restriction de la primo-prescription d’un médicament aux spécialistes. Mais elle croule sous les signaux, qu’elle doit traiter, classer, prioriser… le tout, dans un contexte complexe décrit dans un récent rapport de l’IGAS, en pleine reconstruction post-Afssaps, avec un difficile renouvellement du réseau d’experts.
« Après le Médiator, l’expertise publique a été discréditée dans son ensemble, soulève Bernard Bégaud. Aujourd’hui, faire une expertise pour l’ANSM, c’est de longues heures de travail non rémunéré, avec toujours ce soupçon qui plane dans l’opinion publique… Résultat : les candidatures ne sont pas nombreuses. En perdant l’expertise de terrain, l’ANMS risque de se muer en agence administrative inapte à traiter efficacement ces signaux ». Et à anticiper les dérives de ces prescriptions ... Contactée, l’agence n’a pu répondre à nos demandes.
Pas d'intérêt industriel
Les laboratoires, quant à eux, ont une position ambivalente. A première vue, le mésusage d’un médicament peut conduire à son retrait et donc placer l’industriel en difficulté. L’extension d’une AMM, pour une autre indication, pourrait constituer une opportunité mais en réalité, l’intérêt semble limité. « Aujourd’hui, la rentabilité d’une nouvelle molécule s’atteint très vite, en quelques années, souligne Bernard Bégaud. Les laboratoires ont peu d’intérêt à produire de nouvelles études coûteuses pour évaluer l’usage et demander des extensions ».
Après le Mediator, les règles de surveillance du médicament ont été renforcées. Théoriquement, les laboratoires doivent observer l’émergence d’un hors AMM et alerter les agences. En attendant un meilleur encadrement de l’hors AMM en France, il faudra donc compter sur le bon sens des prescripteurs…