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Avec modération…

"Une minute, un vignoble" : l’émission qui vous fera aimer le vin

Par Marion Guérin

Une émission diffusée à une heure de grande écoute promeut l’œnotourisme et reflète la nouvelle stratégie de communication mise en place par la filière du vin.

Miiisha/epictura

Une minute. Plongée dans les terroirs, contrées abondantes, vignes géométriques, grains gorgés de jus prêts à exploser en bouche - en bouteille, plutôt. Les crus défilent, révèlent leur savoir-faire. Images du sympathique vigneron, dégustations furtives avec plateau de fromages, douce France, nostalgie.

Après le JT, avant le film de la soirée, une émission s’est invitée dans la grille de programme d’une chaîne du service public. « Une minute, un vignoble ». Depuis fin mars, le spot vidéo en prime time sponsorisé par « Vin et Société », qui représente les 500 000 professionnels du vin, fait carton plein.

Subtilité, émotions et promotion

Une belle communication, toute « en intelligence, en subtilité, sur le mode du rêve et de l’émotion, qui n’a a priori rien de scandaleux », soupire Jean-Pierre Couteron, président de Fédération Addiction. « Qu’est-ce que vous voulez qu’on réponde à cela, pédagogiquement ? On n’est pas bons. Eux le sont. »

Pour les acteurs de la lutte contre l’alcoolisme, cette excursion télévisuelle dans les vignobles français a un goût amer. Après l’assouplissement de la Loi Evin sur la publicité de l’alcool, la filière viticole a vu se dresser devant elle un boulevard. Désormais, les supports « informatifs » sur l’alcool sont autorisés aux heures de grande écoute. Ils se distinguent des supports promotionnels, avec une zone de flou suffisamment vaste pour offrir une belle latitude.

La pierre angulaire de cette nouvelle communication ? Le terroir, la culture, le patrimoine. En tout point, le spot vidéo respecte la loi Evin : pas d’images présentant la consommation ou l’ivresse sous un jour favorable. Pas de vision de beuverie, tout juste un plan où l’on trinque. Le viticulteur et l’artisanat local, et rien qu’eux, sont sous les feux des projecteurs. Bien entendu, si les ventes de vin pouvaient suivre, ce serait mieux, mais cela n’est pas explicitement formulé. « Vous allez voir, on aura du terroir à toutes les sauces… », prédit Jean-Pierre Couteron. Le tout nouveau « whisky français » semble lui donner raison.

La bataille de la modération

Une publicité déguisée, donc. Pudique, mais planquée. La couleuvre est difficile à avaler, quand on sait qu’une augmentation de 1 % des investissements dans les publicités pour l’alcool représente une hausse de 0,15 % de la consommation d'alcool, selon l’Institut national du cancer (InCA). Mais qui peut faire le lien entre cette émission apparemment innocente et l’alcoolisme ? Qui donc prend des cuites au Romanée-Conti ?

En fait, la bataille est ailleurs. Elle se révèle dans ces 60 secondes de familiarisation œnologique mais c’est sur un autre terrain qu’elle oppose acteurs de la filière du vin et ceux de la santé publique : la modération. « C’est là où ils sont bons », opine Jean-Pierre Couteron.

C’est le terrain qu’occupe Vin et Société, à travers cette émission mais plus globalement, depuis quelques temps. Le principal organe de lobbying du vin a mis en place une stratégie de communication autour du « bien-boire ». « Ils ont occupé une place que nous n’avons pas su prendre, parce que nous sommes divisés entre plusieurs courants : les tenants de l’abstinence absolue et ceux de la consommation raisonnable ». Les premiers disent qu’il ne faut pas boire. Les seconds disent que l’alcool fait partie de la vie, mais qu’il faut apprendre à boire pour éviter l’addiction, les cancers, les situations à risque.

« Pudeur de gazelle »

Dans cette contradiction inaudible, ces acteurs de la lutte anti-alcoolisme n’ont pas donc pas su faire porter leur voix. Quand ils s’offusquent des coups de com’ de l’industrie de l’alcool, la filière se moque de leur « pudeur de gazelle », les amateurs de plaisirs éthyliques les taxent de « pisse-tiède ».

Finalement, c’est Vin et Société qui a repris le flambeau de la modération, avec sa campagne « 2340 » - deux verres d’alcool par jour pour les femmes, trois pour les hommes, quatre maximum en une fois, zéro verre un jour par semaine. Des préconisations qui revêtent l’apparence de santé publique, puisqu’elles se calquent sur les références nationales.

Lesquelles vont changer d’ici peu : un groupe d’experts réuni par l’agence Santé Publique France planche sur de nouveaux repères de consommation. Les recommandations nationales seront revues à la baisse, parce que les études montrent qu’elles ne protègent pas des risques de cancers liés à l’alcool. Le Royaume-Unis vient d’en faire autant.

Les alcooliques de demain ?

« L’objectif de ce type de programme est connu : il s’agit de faire entrer les gens dans la consommation et de les y accompagner doucement, avec tact et émotion, souligne Jean-Pierre Couteron. A l’intérieur de cette consommation, comme nous n’avons pas pu expliquer ce qu’est la modération, il est difficile pour nous de convaincre que ces campagnes préparent l’alcoolisation des jeunes ».

La littérature montre bien l’impact sur les consommations d’un environnement saturé d’alcool, et le risque accru d’usages problématiques. Mais ce message n’a aucune portée ; seul celui de Vin et Société, moins austère, plus attractif, touche les consommateurs. « Les premiers sondages informels que nous menons montrent que les gens apprécient ces programmes et ne voient pas le problème », confirme Jean-Pierre Couteron.

Intérêts divergents

Or, on peut douter de la capacité de Vin et Société à faire sa propre régulation en matière de consommation et de santé publique. Le lobby l’a encore prouvé dans le combat qu’il mène contre l’agrandissement du logo d’avertissement pour les femmes enceintes sur les bouteilles. Tout en se disant pleinement engagé contre le SAF (syndrome d’alcoolisation fœtale, 8000 nouveaux cas par an), ils jugent la mesure trop marginale, pas assez efficace.

Peut-être, lui aurait répondu un tenant de la santé publique. Mais quand bien même dix bébés en seraient épargnés grâce à l’augmentation (entre autres mesures) de la taille de ce logo, cela vaudrait la peine de le faire. Vin et Société qui vante le rôle des cavistes pour promouvoir la consommation responsable, avec, visiblement, une très grande confiance quant à leurs éventuels conflits d’intérêts.

Rien de scandaleux, donc, dans cette émission télévisée. Si seulement elle n’avait pas ce un créneau de diffusion massive, qui expose les deux tiers de Français qui ne boivent presque jamais à des images qui n’ont jamais autant valorisé le produit. Si seulement, aussi, les acteurs de la santé n’avaient pas laissé la filière du vin définir ce qu’est le bien-boire, l’information et la promotion de l'alcool.