Quand Dominique Martin a pris les rennes de l’ANSM, en 2014, il a hérité de « l’affaire Dépakine ». Des milliers de bébés, victimes d’un anticonvulsant pris par leur mère pendant la grossesse pour traiter l'épilepsie. Des milliers d’enfants nés avec des malformations lourdes et des atteintes neurodéveloppementales fréquentes.
Dès le début des années 1980, on le savait : le valproate de sodium a des effets tératogènes. Pourtant, trente ans plus tard, des femmes enceintes ou en âge de procréer se voyaient encore prescrire cet antipélipetique, dont on apprendra en 2005 qu’il engendre également des troubles neurodéveloppementaux chez les enfants exposés in utero. Aux familles, rien n’a été dit sur ces risques ; le message auprès des prescripteurs n'est pas passé. Aujourd’hui, elles veulent comprendre et obtenir réparation auprès des tribunaux.
Alors, les regards se sont tournés vers l’agence, censée assurer la sécurité autour des médicaments et des prescriptions, protéger la santé des populations qui se soignent. Quelles failles cette affaire révèle-t-elle ? Comment l’agence l'analyse-t-elle, quelles leçons a-t-elle tiré ? Entretien avec Dominique Martin, le directeur de l’ANSM, dont le mandat qui s’achève à la fin de l’été a été marqué par un défi de taille : prendre en main l’affaire Dépakine.
Le laboratoire a-t-il, comme il le dit, alerté l’agence dès le début des années 2000 sur ces prescriptions problématiques ?
Dominique Martin : Ce point fait l’objet d’une discussion devant le juge. Je ne peux pas trancher un débat qui le sera par la justice. Je pense que la responsabilité est collective dans ce drame de santé publique. Il n’est pas normal que des mesures n’aient pas été prises plus tôt, c’est incontestable. Mais on ne peut pas se renvoyer la faute les uns les autres ; nous devons tous prendre nos responsabilités, nous devons toute la vérité aux familles. Aujourd’hui la responsabilité de l’agence est de collaborer avec la Justice, ce qu’elle fait.
Comment l’ANSM a-t-elle pu passer à côté de ces milliers d’enfants exposés, dont certains jusqu’en 2015 ?
Dominique Martin : On ne peut pas dire cela, même s’il y a effectivement eu des signaux de pharmacovigilance au cours du temps. Les documents à destination des patients et des médecins ont été modifiés et adaptés au fil des connaissances scientifiques. La question qui se pose est la suivante : est-ce que le niveau d’alerte et d’intervention a toujours été à la hauteur des connaissances dont nous disposions, notamment sur les retards neurodéveloppementaux entre 2005 et 2010 ? Est-ce que les mesures contraignantes qu’on a mises en place après 2014 auraient pu être prises avant ? C’est ce débat qui sera tranché par un juge.
La responsabilité est collective dans ce drame de santé publique. Nous devons toute la vérité aux familles.
Comment éviter qu’une situation similaire se répète ?
Dominique Martin : Nous avons fait une analyse rétrospective de la situation. Nous avons tiré la conclusion qu’il faut être réactif très tôt, notamment pendant la période délicate où des informations émergent, mais où l'on ne dispose pas de certitudes sur les risques car les données sont encore contradictoires. Nous avons adopté une position ferme : très tôt, même quand on n’est pas sûr, à titre de précaution, on donne l’information.
Il s’agissait aussi de sortir de l’idée, qui a probablement dominé pendant des années, selon laquelle il ne fallait pas directement informer les femmes pour ne pas les inquiéter, risquer de provoquer des avortements, mais au contraire ne s’adresser qu’aux médecins. Pour moi, c’est une idée totalement dépassée. J’ai participé à l’élaboration loi de 2002 sur le droits des malades (sur le consentement éclairé, ndlr), je défends le fait que l'on doit donner toute l’information aux patients, ne pas se raconter des histoires sur ce qu’on peut leur dire ou pas. L’agence a adopté cette dynamique d’information précoce, même si le risque peut a posteriori être écarté.
Ce dossier met-il en cause votre capacité à vous adresser aux prescripteurs, qui n’ont pas entendu vos messages ?
Dominique Martin : En effet, dans le cas du valproate, le problème, ce n’est pas qu’on ne connaissait pas les risques ; mais manifestement, l’information qui existait dans les documents pour les médecins et les patients n’était pas prise au niveau où elle aurait dû l’être. Cela pose la question de la capacité qu’on a à s’assurer que nos messages passent auprès des médecins, à avoir des relations directement avec les associations de patients, à créer des liens entre les uns et les autres…
Le valproate est très emblématique. Nous avons souhaité multiplier les outils pour nous adresser à la fois au médecin et au patient. D’ailleurs, en février, nous avons avec la CNAM adressé des courriers personnalisés aux prescripteurs et aux patientes en âge de procréer pour leur dire : attention, vous avez prescrit ou reçu du valproate, parlez-en en consultation, vérifiez que les conditions d’information ont été réunies. Cela représente des dizaines de milliers de courriers ; c’est la première fois qu’une initiative comme celle-ci a lieu. Cela peut sembler anecdotique mais c’est pourtant la clé : je suis convaincu que la prévention des risques prend sa source dans le dialogue entre les médecins et les malades. Une étude nous dira si ces courriers, ajoutés aux autres mesures de réduction des risques, ont permis de réduire le nombre de prescriptions, qui a déjà commencé à baisser.
Est-ce que l’agence n’a pas pêché en ne contre-indiquant pas le médicament chez les femmes en âge de procréer ?
Dominique Martin : Quand je suis arrivé à l’ANSM, les arbitrages pour la révision de l’AMM des médicaments à base de valproate venaient d’être lancés au niveau européen. De notre côté, nous ne pouvions pas restreindre l’AMM, puisqu’il s’agit d’une procédure européenne. D’ailleurs, nous avons interrogé les neurologues et ils ont considéré que la contre-indication n’était pas possible dans l’épilepsie. Dans certaines situations, les patientes ne peuvent pas se passer de ce médicament.
En revanche, pour les troubles de l’humeur, les psychiatres nous ont confirmé que des alternatives existaient. Nous l’avons signalé à l’Agence Europe du Médicament (EMA) et une procédure de contre-indication a été lancée au plan européen. La Dépakote et la Dépamide seront contre-indiqués dans les troubles bipolaires chez la femme en âge de procréer en France dans les semaines qui viennent.