15 tweets successifs. C’est ce qu’il a fallu à chillax3000 pour lister les symptômes associés à sa prise d’antidépresseur. « Depuis que j’ai commencé la sertraline (…) j’ai mangé un début de paquet de chips, un demi plat de pâtes et quelques (bonbons) Arlequin », liste le twitto.
L’internaute français est loin d’être le seul à évoquer les effets indésirables de son traitement sur les réseaux sociaux. Chaque jour, des milliers de gazouillis sont échangés à ce sujet. Face à cette vague, les 50 000 signalements annuels font pâle figure. Le système de surveillance français – mis en place par les pouvoirs publics – est pourtant reconnu à l’échelle internationale. Il est particulièrement bien structuré (voir la suite de notre enquête).
En région, les centres de pharmacovigilance (CRPV) se chargent de récolter les plaintes, enquêter à leur sujet. Puis les experts remontent l’information au niveau national, sous forme de rapport. Mais encore faut-il obtenir ces précieuses informations.
Des milliers de tweets par heure
En France, seuls 5 à 6 % des effets secondaires ressentis sont rapportés aux Centres de pharmacovigilance. « Comme les signaux sont très faibles, on sait que les effets indésirables sont sous-estimés », résume Patrick Ruch, chef de groupe à l’Institut suisse de bioinformatique. Cette fondation universitaire coordonne les recherches en bioinformatique de l’autre côté des Alpes. C’est là qu’interviennent les réseaux sociaux. La majorité des internautes sont actifs sur Facebook, Twitter et autres forums. Et ils parlent de leur santé.
Alors, plusieurs équipes se sont retroussées les manches pour passer au crible le contenu de ces nombreux échanges. « D’un point de vue sociétal, les réseaux sociaux sont devenus importants, confirme Cédric Bousquet, pharmacien au CHU de Saint-Etienne (Loire). On ne peut pas faire l’impasse sur cette source d’information. » Le praticien hospitalier coordonne le projet Vigi4MED. Financé par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), il évalue l’intérêt d’analyser les messages postés en ligne.
La masse de données obtenue, c’est le principal argument en faveur de ce recours aux réseaux sociaux. « En travaillant sur un dictionnaire de milliers de médicaments, on obtient des dizaines de milliers de tweets par jour », chiffre Patrick Ruch.
Les témoignages diffèrent
Un travail de filtrage est donc nécessaire. Rien que pour la duloxétine, un antidépresseur, l’équipe de Vigi4MED a passé en revue 1 000 messages. 200 concernaient un possible effet indésirable. Vu le nombre, le risque d’identifier de fausses déclarations est très faible.
« On évolue dans le big data, rappelle Stéphane Schück, président de la start-up Kappa Santé, spécialisée dans l’exploitation des réseaux sociaux. Pour fausser les analyses, il faudrait volontairement envoyer des milliers de messages par heure. »
Les témoignages en ligne sont nombreux, et leur contenu est en plus très éloigné de celui d’un rapport d’effets indésirables. Mais surtout complémentaire. Le CRPV de la région PACA-Corse s’est intéressé au cas des statines. Sur les 96 messages examinés, la majorité portent sur des effets secondaires non graves, comme des troubles musculo-squelettiques ou du système nerveux.
Des handicaps au quotidien
Ces symptômes peu sévères ne sont justement pas retenus par les CRPV, qui effectuent surtout un travail d’alerte. « Parfois des éléments qui ne sont pas graves représentent tout de même un handicap dans la vie quotidienne, ce qui doit nous interpeller », reconnaît Joëlle Micallef, qui exerce au centre de pharmacovigilance PACA-Corse. Dans cette optique, les réseaux sociaux constituent un allié précieux.
Ce soutien est d’autant plus estimable que le web est réactif, à la différence du système classique. « En théorie, les réseaux sociaux fournissent une information disponible dans l’immédiat. On pourrait donc l’exploiter plus rapidement », résume Cédric Bousquet.
La théorie a été confirmée en pratique par la start-up Kap Code. Son logiciel professionnel Detec’t s’appuie sur l’analyse des messages postés sur le web. « Les signaux récoltés sur les réseaux sociaux ont 24 mois d’avance sur les bases de données institutionnelles », précise Stéphane Schück, président de Kap Code.
L’analyse de la vie réelle
Autre aspect intéressant : la répartition des signaux diffère largement des bases de données officielles. Le CRPV de la région Midi-Pyrénées a comparé les symptômes associés à la prise d’anticancéreux oraux. En ligne, les troubles musculo-squelettiques sont quatre fois plus souvent déclarés qu’au sein de la base de données nationale. A l’inverse, les troubles cutanés le sont moins.
Ainsi, une fois analysés, ces messages postés en ligne affinent la connaissance des effets secondaires et de leur fréquence. « On arrive à retrouver des effets signalés lors d’essais cliniques et à affiner la probabilité qu’ils surviennent », explique Patrick Ruch. Rien d’étonnant à cela.
Les tests sont effectués sur une population principalement masculine et en bonne santé. Les estimations sont donc différentes en vie réelle. « Parfois, on capte de nouveaux signaux mais c’est relativement rare », souligne le bio-informaticien. De fait, dans l’évaluation ciblée sur les anticancéreux, seuls 16 % des effets n’étaient pas cités dans les RCP.
Deux approches complémentaires
Pour autant, pas question de faire des réseaux sociaux un outil d’alerte ou de détection primaire. Et ce pour une raison très simple : identifier un effet indésirable demande de le chercher. La masse de données ne peut pas être traitée en un bloc, au hasard. « Sans recherche dirigée, on ne dispose pas des outils permettant une analyse automatique », confirme Joëlle Micallef.
Il faut dire que le travail est titanesque. L’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) s’y est essayée… et a dû trier 6,9 millions de publications pour obtenir 4 401 tweets signalant un effet indésirable. Impossible à effectuer en routine.
Les signaux identifiés sont, en outre, de mauvaise qualité par rapport aux exigences de la pharmacovigilance classique, qui nécessitent une enquête approfondie. « Les cas rapportés par les professionnels de santé sont en général mieux documentés que sur les réseaux sociaux », abonde Cédric Bousquet.
Les résultats du projet Vigi4MED témoignent bien de ces limites. Seuls 7 % des messages sur la duloxétine mentionnent l’âge du patient, et moins de la moitié son sexe. Encore moins d’informations sont disponibles sur l’impact d’un arrêt de traitement ou encore le délai d’apparition des symptômes.
L’intérêt des laboratoires et autorités sanitaires
« On dispose de signaux d’une qualité variable, concède Patrick Ruch, mais la quantité est telle que l’utilité est réelle. » Utiles, certes, mais ils n’iront pas au-delà d’une simple observation. « On ne pourra pas faire de lien de causalité parce qu’on ne peut pas retourner vers les gens, leur poser les questions nécessaires, explique Stéphane Schück. C’est une espèce de halo qui éclaire un endroit précis. »
Aussi vague soit-il, ce rai de lumière attire l’attention de plusieurs clients. Quelques dispositifs sont déjà opérationnels et commercialisés (voir la suite de notre enquête). Laboratoires pharmaceutiques, autorités de santé, agences de communication spécialisées… Le public visé est large.
Certains se sont déjà lancés dans l’exploitation des témoignages en ligne. De fait, chaque année, 18 000 décès et 140 000 hospitalisations sont attribués aux effets indésirables médicamenteux. Le laboratoire Sanofi, par exemple, a lancé un projet pilote à partir de l’outil de Kappa Santé. Sont surveillés la glargine – une insuline, le zolpidem – un hypnotique – et le tériflunomide – un traitement de la sclérose en plaques.
Les autorités sanitaires elles-mêmes ont compris l’intérêt de ce secteur émergent. Dès 2016, l’Agence européenne du médicament (EMA) a lancé une réflexion. Un projet européen, nommé Web-RADR, a été financé par cette agence, l’Organisation mondiale de la santé et une moitié de fonds privés. De quoi améliorer encore la surveillance du marché du médicament sur le continent.