L’information avait fait le tour de la planète, et quelques envieux au passage. Au Colorado, le cannabis fait entrer tant d’argent dans les caisses que l’Etat doit en redistribuer une partie aux contribuables. Le marché de cette drogue, tout juste légalisée pour un usage récréatif, représente une manne financière particulièrement appréciée des autorités.
Et l’on comprend pourquoi : la marijuana a généré dans l’Etat américain 18 000 emplois, selon une étude publiée en octobre 2016. Quant aux recettes fiscales, elles s’élèvent à 120 millions de dollars annuels... Si la France passait le cap de la régulation du cannabis, si le marché légal absorbait cette filière clandestine, pourrait-elle en espérer autant ?
Jusqu'à 200 000 emplois
La question démange Pierre-Yves Geoffard, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur d’études à l’EHESS (1). Ce jeudi au Havre, lors des Journées Nationales de la Fédération Addiction, l’économiste a présenté les résultats d’une étude menée par ses soins. Par extrapolation, avec moult précautions et paramètres potentiellement variables, ses travaux mettent en exergue les bénéfices que la régulation du cannabis permettrait d’espérer sur le plan économique.
D’abord, la création d’emplois : 200 000, selon la fourchette large, quelques dizaines de milliers a minima. De quoi résorber une partie du chômage… Mais peut-être rediriger tous ceux qui vivent du trafic clandestin – dealers, livreurs, guetteurs… – vers Pôle Emploi ? A l’estrade, Pierre-Yves Geoffard balaye la remarque soulevée dans la salle. « La réponse ne peut consister à maintenir les réseaux criminels qui font vivoter les quartiers défavorisés ».
1,5 milliard de dollars
Les recettes fiscales escomptées laissent aussi rêveur. D’une part, les cotisations sociales sur tous ces emplois, d’autre part, les taxes perçues sur les produits vendus, permettraient de générer 1,5 milliard de dollars (1,34 milliard d'euros) par an, selon les calculs de l’économiste. Les droits d’accises – taxes sur la consommation – dont on pourrait établir le montant en fonction de la toxicité du produit ou de la teneur en THC (« la résine ou l’herbe fortement dosée serait alors davantage taxée, comme l’est actuellement la vodka par rapport au vin ») viendraient renflouer les caisses de l’Assurance maladie. Celle-ci perçoit actuellement 15 milliards d’euros de la vente du tabac et de l’alcool. Combien, potentiellement, pour le cannabis… ?
« Tout l’argent émanant de cette filière pourrait être récupéré pour d’autres usages – la prévention, les politiques de santé publique la réduction des risques », insiste Pierre-Yves Geoffard. La régulation permettrait également d’économiser les frais induits par la répression des consommations. Sur les 216 000 interpellations annuelles en France liées aux stupéfiants, 80 % concernent en effet un simple usage.
Pas de report vers la cocaïne
La question du prix du cannabis a également été évoquée. Celui qu’il faudrait pratiquer pour que n’émerge pas un marché noir, pour que les consommateurs se tournent naturellement vers la filière légale. Le plan est arrêté : d’abord, des tarifs inférieurs à ceux pratiqués par les dealers, puis une montée progressive des taxes – ces pistes ont déjà évoquées dans le rapport de Terra Nova sur la légalisation du cannabis.
« Au Colorado, au bout de deux ans, la part de cannabis récréatif acquis auprès des réseaux criminels a atteint zéro, précise Pierre-Yves Geoffard. Le cannabis commercialisé au sein d’un marché régulé est contrôlé, fiable, le consommateur peut choisir la concentration du produit. Cela, les réseaux criminels ne peuvent le proposer ». Quant à l’idée d’une reconversion supposée des trafiquants vers des filières plus « dures » – cocaïne, armes –, elle semble omettre la logique de l’offre et de la demande. « En réalité, cela ne se passe pas comme ça, c’est un argument fantaisiste ».
"Prendre soin"
A l’estrade, les intervenants ont ainsi défendu le modèle de la régulation, tout en fustigeant la prohibition et son inefficacité très renseignée sur le plan sécuritaire, social, sanitaire autant qu’économique. Car sans doute, la problématique outrepasse les chiffres et les recettes, aussi juteuses soient-elles.
« L’Etat doit assumer sa mission qui consiste à prendre soin (care), à accompagner, a conclu l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe. Mais nous devons aussi nous interroger : pourquoi nos sociétés laissent tant d’espace aux consommations de drogues ? Il faudra utiliser tous les leviers évoqués, mais aller plus loin encore pour inventer d’autres types de plaisir et s’attaquer à la souffrance sociale ».
(1) École des hautes études en sciences sociales