C’est sans doute ce qu’on appelle l’ironie de l’histoire. Aux États-Unis, les industriels du tabac s’apprêtent à débuter une campagne de prévention anti-tabac d’une ampleur inédite : pendant un an, 260 spots publicitaires seront diffusés chaque semaine sur les principales chaines télévisées américaines (CBS, ABC, NBC), aux heures de grande écoute, et des messages seront diffusés en pleine page dans plus de 50 journaux, dont le New York Times ou encore USA Today…
Un bel acte de philanthropie ? Pensez ! C’est le résultat d’un intense bras de fer juridique, entre la justice fédérale américaine et onze industriels et vendeurs de tabac, qui dure depuis 18 ans. Déposée en 1999 par le gouvernement Clinton, la plainte initiale avait donné lieu en 2006 à une condamnation pour publicité mensongère, assortie d’une injonction à diffuser des rectificatifs. Après 11 ans d’arguties juridiques et de manœuvres dilatoires, le jugement final (en anglais) a été rendu cet été : Big Tobacco doit céder. Et la campagne commence aujourd’hui.
On va pas mourir de rire
À quoi ressembleront les spots publicitaires ? Ils auront à peu près le niveau de sex appeal d’un paquet neutre ou d’un cancer du poumon en phase terminale : sur fond de dégradé blanc-gris, des messages défileront à l’écran en lettres noires, énoncés par une voix off d’une infinie tiédeur. Avec des informations comme : « Fumer tue, en moyenne, 1200 Américains. Chaque jour. » Pour les amateurs de cinéma d’auteur, les maquettes des correctifs sont disponibles sur la chaîne de l’association American Cancer Society.
Ce visuel, conforme au cahier des charges du jugement mais rendu aussi peu attrayant que possible, est critiqué par certaines associations anti-tabac. « Les industriels du tabac se sont battus de toutes leurs forces pour rendre ces publicités aussi invisibles et impossibles à regarder que possible », note Robin Koval, président du lobby anti-tabac Truth Initiative, sur le site du magazine Ad Age (en anglais). Il déplore que cette campagne cible de facto assez peu les adolescents, pourtant une cible de choix des industriels.
Toujours est-il que le simple visionnage de publicités anti-tabac financées par Philip Morris, Altria ou RJ Reynolds relève d’un plaisir d’esthète dont il serait dommage de se priver. Le montant en jeu n’a pas été précisé, mais il s’élève sans doute à plusieurs centaines de millions de dollars.
Retours de bâton
Au début des années 90, la fuite de documents internes (les « tobacco papers ») avait mis en lumière les pratiques malhonnêtes des grands cigarettiers américains au cours des décennies passées. Parfaitement conscients des dangers du tabagisme, primaire et secondaire, ils n’en déployaient pas moins des efforts considérables pour contrecarrer les politiques de prévention, influencer les décideurs, cibler les jeunes, et semer le doute sur l’ampleur des risques.
C’était le début d’un bras de fer généralisé entre les autorités américaines et Big Tobacco, qui s’est soldé au tournant des années 2000 par des amendes de plusieurs centaine de milliards de dollars. Aujourd’hui, les cigarettiers disent avoir changé leurs pratiques et travailler de concert avec les autorités. Une promesse qui n’engage que ceux qui y croient.