Le professeur Norman Edward Shumway est considéré comme le plus grand chirurgien cardiovasculaire depuis que cette discipline existe. Il est aussi l’inventeur de la technique de greffe cardiaque qui consiste à conserver la partie supérieure du cœur du receveur, et permet ainsi de ne suturer qu'un nombre minimum de vaisseaux. Pourtant, l’histoire de la médecine ne retiendra que le nom du Professeur Christiaan Barnard. C’est sous son bistouri qu’eut lieu la première transplantation cardiaque, il y a 50 ans, le 3 décembre 1967. Une intervention qui fascina le monde, mais qui prit de court l’équipe de Shumway, en attente de cette première mythique.
"L'interne Sud-Africain !"
Jusqu’à sa mort en 2006, à l’âge de 83 ans, alors qu’il continuait toujours d’opérer, lorsque l’on interrogeait Shumway en évoquant le Professeur Barnard, le regard de cet homme aimable devenait dur ; il se contentait alors de parler du « jeune interne Sud-Africain » qui était venu tout apprendre dans son service ; traduisez, qui lui avait volé une technique originale, très éprouvée chez l’animal mais qu’il hésitait, pour des raisons éthiques encore trop imprécises, à mettre en œuvre.
L’éthique de l’Afrique du sud de l’époque devait être moins contraignante. Le patient de Christiaan Barnard, Louis Washkansky, âgé de 55 ans, survécut 18 jours à l'intervention, avant de succomber d’une pneumonie massive.
Barnard, au physique et à la réputation (réelle) de play-boy, prit rapidement goût à l'attention que lui portèrent les médias dans les suites de cette première particulièrement attendue, ce qui contribua à en faire un personnage mondialement connu. Il continua à effectuer des greffes de cœur et Philip Blaiberg, son deuxième greffé, qui survécut 19 mois, lui assura une gloire éternelle à défaut de la reconnaissance de ses pairs…
Le cœur n’est pas le seul théâtre de ces affrontements souvent secrets, toujours médiatiques.
On a connu récemment, dans notre pays, des polémiques, que ce soit pour la première greffe du visage, ou celle de la main. Avec toujours le même succès médiatique.
La greffe fascine le public autant qu’elle énerve ceux qui suivent de près les avancées de la chirurgie ; par exemple, que le nom du Professeur Alim Benabid, chirurgien grenoblois du cerveau, soit aussi peu connu alors qu’on lui doit une technique appliquée dans le monde entier : celle qui consiste à pénétrer au plus profond du cerveau d’un malade réveillé, pour implanter, avec son aide active, des électrodes dont la stimulation permettra d’arrêter les tremblement d’une maladie de Parkinson. Ou encore le Professeur Alain Cribier, de Rouen, capable de vous changer une valve du cœur en passant par une artère du bras.
Vous l’aurez compris, les greffeurs agacent… Un chirurgien rappelait récemment, en privé, que transplanter la main d’un donneur était un acte infiniment moins compliqué pour lui que de réimplanter une main arrachée par une grenade ; ou encore que les gammes de la discipline consistaient à s’entraîner en greffant des pattes d’une souris à une autre, exercice autrement plus délicat !
Quant à Shumway, il concluait toujours ses conférences d’un définitif : « De toute façon, nous n’existerions pas sans les immunosuppresseurs… »
Impossible sans médicaments antirejet
Car la technique de chirurgie n’a jamais été vraiment l’obstacle à la réalisations des greffes. Il y a plus de trente ans, l’intervention se déroulait généralement bien mais, inévitablement, quelques heures ou jours plus tard, tout était à refaire : le corps n’acceptait pas cet organe étranger et demandait à son système immunitaire de défense de le détruire. Retour à la case départ… généralement le décès du receveur.
L'immunosuppression est venue résoudre cet épineux problème en obtenant la suppression du système immunitaire de défense du cœur grâce à des médicaments. La cortisone a été le premier immunosuppresseur identifié dans le début des années soixante-dix ; insuffisant pour d’autres greffes que celles du rein.
Dr Hartmann F. Stähelin
C’est à partir de 1972 et la découverte de la Ciclosporine par l’équipe docteur Hartmann F. Stähelin à Bâle, que l’on pourra désormais parler de réussite en matière de greffes. La mise au point de ce premier vrai « immunosuppresseur » a permis, dans les années 80, l’essor considérable du domaine de la transplantation d’organes, en prévenant le rejet aigu. La Ciclosporine, un médicament fabriqué à partir d’un champignon norvégien, démontrant une fois de plus, après Fleming et sa pénicilline, que la mycologie était souvent à la base de grandes révolutions thérapeutiques.
La Ciclosporine est encore largement employée aujourd'hui, quoique concurrencée par des médicaments plus récents, en raison de sa toxicité. La pneumonie fatale du premier greffé avait d’ailleurs été provoquée par le traitement immunosuppresseur. Un système immunitaire désactivé par la Ciclosporine rend le corps très vulnérable à des agresseurs extérieurs. Même ceux considérés habituellement comme sans danger, mais que le système de défense habituel ne sait plus reconnaître ou détruire. De plus, l'usage prolongé d'immunosuppresseurs augmente le risque de cancer.
Réussir une greffe, c’est donc jouer un numéro d’équilibriste entre les effets bénéfiques et délétères des traitements antirejet. Le véritable exploit est là ; pas dans le geste hyper médiatisé du chirurgien !