Il est rare que la science ait les moyens de se prononcer sur des questions philosophiques. Les expériences de Benjamin Libet font exception. Dans les années 80, ce chercheur en physiologie a initié une série d’expériences fascinantes qui ont semé le doute sur l’existence du libre arbitre. Un résultat stupéfiant que des chercheurs en neuro-éthique mettent aujourd’hui en doute, au motif que ce domaine de recherche serait méthodologiquement faible.
Pour comprendre ce dont il retourne, il faut revenir dans les années 80, à l’université de Californie à San Francisco. Dans son laboratoire, Benjamin Libet place des sujets devant une horloge et les somme d’effectuer un geste simple : fléchir le poignet, mais au moment qui leur paraîtra opportun. Munis d’électrodes sur le crâne, ils doivent rapporter l'instant exact de leur décision, tandis que leur activité cérébrale est enregistrée.
L’homme, cette marionnette
Intuitivement, tout le monde ou presque se sent maître à bord de son propre vaisseau : c’est parce qu’on a choisi de se mouvoir que l'on se meut. La décision produit l’action. Mais dans ses expériences, Benjamin Libet montre précisément l’inverse : avant même qu’un sujet n’ait conscience d’avoir initié une action, une activité nerveuse est détectée dans l’aire cérébrale motrice correspondante. Et ce avec un décalage d’environ 0,3 seconde – une éternité, en neuroscience.
Les conséquences potentielles sont vertigineuses. Sans précédence, pas de causalité : autrement dit, le cerveau a déjà initié le geste au moment où le sujet se croit en mesure d’en décider librement. Et la pelote de se dévider : le libre arbitre n’est qu’une illusion, et l’homme un spectateur de lui-même. De quoi motiver une génération de chercheurs, dont le neuroscientifique britannique Patrick Haggard, à reproduire ces résultats. Avec succès.
Un château branlant ?
Pas si vite, disent aujourd’hui trois chercheurs spécialisés en neuro-éthique de l'Institut de recherches cliniques de l'université de Montréal. Après avoir passé en revue quelques 48 articles publiés sur le sujet depuis l’article séminal de Libet (1983), ils pointent une grande variabilité des résultats. Plus étonnant, ils montrent qu'un bon nombre d’études ne prennent pas même la peine de mesurer les paramètres qui pourraient leur permettre de répliquer l’expérience fondatrice.
Les trois spécialistes de neurosciences semblent considérer que les résultats obtenus par Libet et ses sucesseurs doivent ainsi plus au hasard et aux biais de publication qu’à un phénomène établi et répliqué selon les règles de l’art. « Nous nous sommes rendus compte que l’interprétation des résultats des études semble avoir été guidée par la position métaphysique des auteurs plutôt que par une analyse minutieuse des résultats eux-mêmes », indique Veljko Dubljevic, un des auteurs, aujourd'hui en poste à l'université de Caroline du Nord.
Sauver le soldat « libre arbitre »
Sans se prononcer sur la réalité du phénomène – sans données dans un sens ou dans l’autre, ce serait de toute façon aventureux – le chercheur en philosophie estime que le compte n’y est pas. Et qu’il est d’autant plus absurde de clamer la mort du libre arbitre, que ce petit jeu n’est pas sans conséquence morale. « [Cette croyance] risque d’accroître les risques que les gens ne se sentent pas responsables de leurs actes, en s’imaginant qu’ils sont prédéterminés », argumente-t-il.
La réponse ne se fera sans doute pas attendre, car la controverse est, pour une fois, plus scientifique que philosophique. Libet lui-même ne pensait pas avoir entièrement liquidé le libre arbitre : dans son livre Mind Time (étrangement traduit en français par L’Esprit au-delà des neurones), il défendait une position intermédiaire, estimant qu'une action pouvait toujours être inhibée par une décision volontaire. Une tentative de sauvetage qui n’avait guère soulevé les foules. En ira-t-il autrement cette fois-ci ?