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Canular

"Fake Science" : des journalistes publient une fausse étude sur le cancer pour piéger une revue scientifique

Par Yvan Pandelé

Des journalistes allemands ont réussi à faire publier un article entièrement factice vantant les vertus anticancéreuses d’un extrait naturel. Une opération destinée à alerter sur le problème persistant des revues scientifiques prédatrices.

Stevanovicigor / iStock
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L’extrait de propolis, une résine produite par les abeilles, est plus efficace que la chimiothérapie pour traiter le cancer colorectal. C’est la conclusion d’un article publié en mars dernier dans la revue Journal of Integrative Oncology… et heureusement retiré depuis. Et pour cause, tout y est inventé : l’essai clinique, les données, le nom des chercheurs, et jusqu’à leurs instituts de recherche. Un bel exemple de science contrefaite, révélé il y a peu par Le Monde.

Derrière ce canular se trouvent des journalistes allemands, du quotidien Süddeutsche Zeitung et de la radiotélévision publique Norddeutscher Rundfunk (NDR), réunis au sein d’une initiative de médias internationaux baptisée "Fake Science". Pour dénoncer les dérives de l’édition scientifique, les journalistes ont écrit un simulacre d’article et réussi à le faire publier, non sans s’acquitter de "frais d’éditions" substantiels… L’article, encore disponible dans Google Cache, vaut le coup d’œil.

De la prédation en science

Comment en est-on arrivé là ? Le phénomène des revues prédatrices prend sa source dans la pression à la publication (le célèbre "publish or perish") que subissent les chercheurs du monde entier. Certaines maisons d’édition, souvent basées en Inde ou en Chine, en ont fait leur spécialité : publier à peu près n’importe quel article en accès libre contre une somme substantielle, sous couvert d’un processus éditorial léger voire inexistant. Autant dire que ce qu’on y trouve n’a pas la moindre valeur.

La revue Journal of Integrative Oncology ("revue d’oncologie intégrative") ayant publié l’article appartient ainsi au groupe Omics, un éditeur "scientifique" basé en Inde. Déjà épinglé pour la qualité de ses revues, Omics est aussi connu pour organiser des "conférences prédatrices" : des congrès scientifiques sans autre valeur que de gonfler le CV des participants.

Or, l’édifice scientifique repose entièrement sur la confiance. Dans les revues légitimes, comme Jama ou The Lancet (il en existe des milliers rien qu’en médecine), la valeur d’un article est vérifiée par un comité de lecture scientifique, composé de spécialistes du domaine. Un processus long, complexe, et parfois critiqué, mais sur lequel repose in fine la qualité des données scientifiques. Saper cet édifice, c’est saper la science sur ses bases.

Le ver dans le fruit

Les spécialistes en bibliométrie s’emploient à trier le bon grain de l’ivraie, mais certaines revues prédatrices parviennent à passer entre les mailles. Selon le chercheur russe Ivan Sterligov (HSE Moscou), cité par Le Monde, près de 3% des articles scientifiques publiés par la célèbre base de données Scopus seraient issus de revues douteuses. De quoi jeter le trouble dans le développement de l’accès libre ("open access"), pourtant en plein essor face aux coûts déraisonnables de l’édition privée.

Le canular des journalistes allemands est d’ailleurs très loin d’être le premier du genre. En 2013, la prestigieuse revue Science avait réussi un tour de force autrement impressionnant. Un journaliste maison avait envoyé un article fantaisiste – sur les propriétés anticancéreuses du lichen… – à 304 revues scientifiques en accès libre. Résultat de l’opération : plus de 50% d’acceptations. Cinq ans plus tard, la situation a-t-elle réellement évolué ?