"En France, on n'arrive pas à être entendu". Le Pr Marion Leboyer, responsable du pôle de psychiatrie et d'addictologie des Hôpitaux universitaires Henri Mondor et le Pr Pierre-Michel Llorca chef du service de psychiatrie du CHU de Clermont-Ferrand alertent sur la quasi indifférence du gouvernement à l'égard du secteur de la santé mentale dans leur livre Psychiatrie : l'état d'urgence (Ed. fayard). Pourtant, nous explique le Pr Leboyer, également directrice de la Fondation FondaMental, "chaque année, 12 millions de Français sont touchés par des troubles mentaux (dépression, autisme, troubles obsessionnels compulsifs, anxiété, troubles bipolaires, schizophrénie...) soit un Français sur cinq".
La santé mentale, cette laissée pour compte
Tous deux appellent à ce que les troubles mentaux soient enfin considérés comme un enjeu de santé publique majeur : "nous avons constaté que la France consacrait 2% du budget à la recherche biomédicale en psychiatrie contre 7% en Angleterre et 11% aux États-Unis", expose le Pr Leboyer. "On investit beaucoup dans la recherche contre le cancer, le dépistage et la prévention, mais on n’investit pas de la même façon dans les maladies mentales, donc elles ne diminuent pas". Un manque de considération pour ces pathologies qui sont pourtant "la première cause de dépense de santé en France et l'une des premières causes d’arrêt maladie".
Qu'est-ce qui bloque ? "Les stéréotypes sociaux déjà", nous répond le Pr Pierre-Michel Llorca. "Il y a, dans l'inconscient collectif, une sorte de représentation sociale erronée de la maladie mentale". Car "si l'immense majorité des gens a déjà souffert de troubles mentaux (épisode dépressif, anxiété, conduites addictives...), ou connait un proche concerné, elle considère encore trop souvent que la maladie mentale est dangereuse, imprévisible", ingérable. S'ajoute à cette méconnaissance l'inertie du gouvernement. "Depuis les années 90, plus de 10 rapports sur la santé mentale et la psychiatrie ont été demandés par les gouvernements successifs, continue le Pr Llorca. Les constatations sont les mêmes, mais aucun d'eux ne s'est saisi du dossier. J'ai même été gêné par les propos de la ministre de la Santé Agnès Buzyn, médecin de profession, mais qui lors de sa présentation du plan pauvreté a affirmé qu’il n’y avait pas de progrès technique en psychiatrie. Il y a des rapports, mais notre ministre a une vision qui ne correspond pas à la réalité".
Eduquer la population et former les généralistes
Pourtant les enjeux sont de taille. Selon l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), "les troubles mentaux ou neurologiques affecteront une personne sur quatre dans le monde à un moment ou l’autre de leur vie. Environ 450 millions souffrent actuellement de ces pathologies, ce qui place les troubles mentaux dans les causes principales de morbidité et d’incapacité à l’échelle mondiale". Chaque année en France, 200 000 tentatives de suicide et 11 000 décès sont recensés, soit seulement 1000 de moins que pour le cancer du sein. Près de 90% des victimes souffrent de maladies psychiatriques.
Qu’est-ce qui pourrait améliorer l’état des soins psychiatriques en France ? "La première mesure est le soutien à la recherche, nous explique le Pr Leboyer. On a besoin d’investir dans l’innovation et la recherche". Dans leur livre, les scientifiques listent une série de propositions allant de la formation des personnels soignants à la sensibilisation du grand public, notamment dans le but de déstigmatiser les troubles mentaux et encourager les personnes concernées à se faire diagnostiquer sans honte. "Nous devons aussi augmenter le niveau de formation des médecins généralistes. Ce sont eux les acteurs de premier rang, mais on observe qu’il y a une hétérogénéité de leur niveau de connaissances sur le sujet en fonction de l’endroit où ils ont étudié ou encore de leur âge", ajoute le Pr Llorca.
La Haute Autorité de Santé (HAS) estime également que "la prise en charge des patients souffrant de troubles mentaux, la coordination entre les médecins généralistes et les autres acteurs de soins (psychiatres, psychologues, infirmiers, etc.) est insuffisamment développée". Pour les aider à mieux se coordonner, la HAS publie un guide avec des outils pour atteindre trois objectifs opérationnels : identifier les ressources disponibles (professionnels, établissements, dispositifs), échanger les informations utiles avec les autres acteurs de la prise en charge et être en capacité d'accéder à des conseils de confrères, d'adresser un patient à un professionnel spécialisé en psychiatrie et santé mentale ou à un médecin généraliste et d'assurer un suivi conjoint.