Au terme d’une saga de plus de 10 ans, le baclofène vient d’obtenir de l’Agence du Médicament (ANSM) son autorisation de mise sur le marché (AMM) nationale pour « la réduction de la consommation d’alcool ». Une bonne nouvelle pour les dizaines de milliers de patients qui en France, et quasi exclusivement en France, prennent aujourd’hui du baclofène pour les aider au sevrage alcoolique, mais l’interrogation sur le réel rapport bénéfice/risque de ce médicament demeure.
L’histoire commence en 2004 par le livre-témoignage d’Olivier Ameisem racontant son sevrage grâce au baclofène. Très vite, les patients, le bouche à oreille, les associations, les réseaux sociaux, les praticiens généralistes ou addictologues militants assurent le relais et les prescriptions deviennent exponentielles. La folle aventure peut commencer…
2014, première erreur
Devant l’afflux de ces prescriptions hors AMM à des doses parfois énormes et sans contrôle, l’Agence du Médicament décide d’une Recommandation Temporaire d’Utilisation (RTU) ayant pour but d’encadrer l’usage (nécessité de s’inscrire sur un site internet, surveillance des doses et des effets indésirables).
Mais cette procédure assez exceptionnelle était là très prématurée car elle ne doit en principe s’appliquer que lorsque des données solides laissent présager d’une efficacité et donc d’une AMM proche. Or, rien de tout cela en 2014, et en « libérant » la RTU on sacrifie les indispensables essais contrôlés d’efficacité versus placebo : qui inclura un alcoolique en demande de sevrage dans une étude avec un bras placebo alors que le médicament est librement disponible via la RTU ? Et qui, même si les données d’efficacité apparaissent décevantes, aura le courage de stopper cette RTU faute de preuve alors que plus de 100 000 malades prennent du baclofène et s’en sentent améliorés ?
2016, deuxième erreur
C’est l’année où enfin des données d’efficacité et de sécurité arrivent. L’encadrement de la RTU n’a pas été respecté, les prescriptions se font sans discernement, à des doses parfois délirantes et apparaissent les premières données inquiétantes de pharmacovigilance montrant une surmortalité induite par le baclofène à forte dose.
Mais pire, les tant attendues données d’efficacité sont plus troublantes que rassurantes : une étude menée chez les spécialistes hospitaliers (ALPADIR) est totalement négative (pas de différence d’efficacité par rapport au placebo), l’autre en médecine de ville (BACLOVILLE), réalisée poussivement alors que la RTU battait son plein, mal conçue, mal conduite, pleine de données manquantes, difficile à analyser statistiquement, a conduit à trois conclusions radicalement divergentes pour le moins "confusionnantes" ! Ce développement clinique a été misérable…
2018, troisième erreur
Malgré l’absence de preuves solides, et au terme de procédures exceptionnelles d’évaluation, l’ANSM accorde une AMM nationale pleine et entière au baclofène alors que toutes les études sont négatives sauf ce bien discutable essai BACLOVILLE jugé par le directeur de l’ANSM lui-même comme « totalement insuffisant » !
Les raisons de cette décision sont bien expliquées et aisément compréhensibles : la dépendance à l’alcool est un problème grave de santé publique causant plus de 50 000 morts par an en France et pour lequel les options thérapeutiques sont bien rares et peu efficaces... donc prenons le risque de donner l’AMM à un produit d’efficacité plus que douteuse plutôt que de se priver d’une option thérapeutique « à la mode ».
Des conséquences délétères
Pour les malades prenant du baclofène et s’en trouvant améliorés, ce traitement est désormais légitimé et donc reconnu. Pour eux, c’est un pas en avant. Mais il faut savoir voir les conséquences de cette décision :
Elle porte un rude coup à la rigueur scientifique de l’AMM qui depuis 25 ans, tant au niveau national qu’au niveau européen, s’est fait le chantre d’une mesure objective et étayée du rapport efficacité/tolérance. Dans le cas du baclofène, rien de consistant en terme d’efficacité et des inquiétudes sérieuses en termes de sécurité.
Surtout, elle rend désormais impossible la réalisation en France d’essais contrôlés randomisés versus placebo, correctement construits, réalisés, analysés. Les médecins prescripteurs de baclofène, comme les malades demandeurs de ce médicament si médiatique, refuseront l’incertitude thérapeutique de l’essai comparatif. Tout au plus pourrons-nous faire des registres, des suivis de cohortes mais ces études ne renseignent que sur le bon usage du médicament et son profil de tolérance et ne permettent pas d’apprécier la réelle efficacité clinique.
Reste l’espoir que ces études en double aveugle versus placebo puissent être réalisées dans d’autres pays moins pré-conditionnés au baclofène, mais à ce jour personne n’est volontaire et il faudra s’assurer que les candidats éventuels soient sérieux pour ne pas refaire les mêmes erreurs méthodologiques qu’en 2016.
En attendant (et il faudra peut-être attendre bien longtemps), nous voilà avec notre baclofène national. Prions pour que des problèmes graves de pharmacovigilance n’apparaissent pas… Mais ne rêvons pas, en termes d’efficacité, si d’autres essais contrôlés ne voient pas le jour, on ne saura jamais la réelle efficacité de ce médicament très largement prescrit. Certains s’en satisfont, pas moi !
Professeur Jean-François Bergmann
Département de Médecine Interne,
Hôpital Lariboisière, 75010 Paris