Psychologue en cancérologie pendant 20 ans, Valérie Sugg a accompagné 17 000 personnes touchées de près ou de loin par la maladie. Installée dans un service où la mort est omniprésente, elle a composé avec les craintes et les espoirs de chacune d'entre elles, devenant parfois la dernière confidente de ces âmes en souffrance. Engagée humainement, dévouée, touchée, elle raconte sans pudeur ce qu'elle a vu et vécu dans un livre poignant intitulé Cancer : l'accompagnement (Editions Kawa).
Assimiler le diagnostic
"Il y a 20 ans, les médecins ne parlaient pas de cancer. C'est pour ça qu'on les a appelés des oncologues. On parlait de kystes, de nodules, de masses, mais le mot 'cancer' faisait peur", se souvient-elle. Aujourd'hui encore, certaines personnes préfèrent ne pas trop en savoir, ne pas entendre le mot. Même si en général, "identifier l'ennemi est extrêmement important pour savoir ce que l'on va combattre. Mais je dis toujours que nous n'avons pas à choisir à la place du patient ce qu’il est capable d’entendre ou pas, alors je fais attention à utiliser les mêmes termes qu'eux".
Le tout est de respecter la perception qu'ont les patients de leur maladie et l'importance qu'ils veulent bien lui attribuer. Le diagnostic d'un cancer est un choc pour beaucoup. "Ils savent bien ce qu'ils ont, mais tous ne sont pas prêts à l'assimiler dans l'instant. Certains auront besoin de quelques minutes, quelques heures, ou plus", nous explique Valérie Sugg.
La psychologue illustre son propos en contant ce souvenir : "un médecin du service dans lequel je travaillais m'avait demandé d'assister à l'annonce du diagnostic qu'il allait faire à son patient atteint d'un cancer de la prostate. L'échange a duré une heure, le médecin a fait un dessin de la prostate, de la lésion en question, puis détaillé le développement possible de la maladie et les traitements, avant de répondre aux questions du patient. A la fin, au moment de quitter la pièce, le patient a dit son médecin : 'oh merci docteur j'avais tellement peur que ce soit un cancer'. Mon collègue, stupéfait, a cherché à savoir ce qu'il avait raté, mais c'était le patient lui-même qui n'était pas prêt à assimiler la nouvelle à ce moment-là".
La culpabilité et les anciennes douleurs
Après le diagnostic, les sentiments peuvent s'entre-mêler. Colère, tristesse, angoisse, mais aussi culpabilité. "J’ai souvent eu des patients en larmes qui se demandaient ce qu’ils avaient raté ou mal fait pour mériter ça. Pourquoi eux ? Pourquoi Maintenant ? Ils ont besoin de trouver du sens à ce qui leur arrive. Mon travail d’accompagnement consiste à les aider à comprendre d’où vient cette idée de faute" et souvent, des situations ou événements passés sont à l'origine de ce schéma de pensées.
Est-ce que la thérapie les aide finalement à panser d’anciennes plaies ? "Oui, car ce n’est pas forcement du cancer qu’ils me parlent en premier, mais d’autres évènements passés (décès, traumatismes, événements culpabilisants…). La maladie fait souvent ressurgir d’anciennes problématiques douloureuses, pas complètement cicatrisées. Comme cette femme qui m'avait faite appeler avant de mourir pour me confier que son fils n'était pas celui de son mari".
L'après-cancer
Comment vit-on après un cancer ? L'après-cancer est une période de souffrance "complètement niée", déplore la psychologue. Pourtant, les stigmates de la maladie, qu'ils soient physiques, psychiques ou psychologiques, sont encore très présents. "On parle d’une pathologie pour laquelle il n’existe aucun examen permettant de savoir s’il reste une cellule cancéreuse. Et les patients le savent. L’angoisse que ce ne soit pas terminé est là. Parfois, la maladie a aussi accentué des difficultés déjà présentes comme des tensions dans un couple ou le rejet d'une famille".
La "qualité" de l'après-cancer varie d'une personne à l'autre. Cette période est souvent très difficile "pour les personnes mutilées", à qui le cancer a volé une, voire plusieurs parties du corps. "Les femmes ayant subi une mastectomie par exemple, ou les patients obligés de porter une poche sous leur tee-shirt pour dériver les urines et les scelles qui ne sont plus expulsés naturellement". Le retour à la maison, au travail, la sexualité et la vie sociale peuvent être considérablement affectés. Stigmatisation, rejet, abandon, peur d'une récidive, souffrances physiques et psychologiques... de façon générale, l'après-cancer est une période souvent difficile à vivre.
Chez certains néanmoins, la maladie engendre une prise de conscience bénéfique. "Certaines personnes changent de métier, de compagnon, font ce qu'elles ne s'étaient jamais autorisé à faire. Parfois, cette épreuve les aide à déculpabiliser de tout, à se centrer sur l'essentiel, sur leurs envies". Les cartes postales, envoyées du monde entier, accrochées dans le bureau de Valérie Sugg témoignent de ce regain d'énergie qui émerge chez certains patients en rémission.
Les proches, ces oubliés
Et les proches dans tout ça ? "J’ai toujours trouvé que les équipes soignantes se désintéressaient beaucoup des proches, mais maintenant qu’on fait de l’ambulatoire et qu’on a besoin qu’ils s’investissent dans les soins à la maison, on les appelle tout de suite". Ces proches inquiets, impuissants et souvent dévoués, dont on néglige le rôle et les souffrances.
"Les proches gèrent beaucoup de choses, rappelle la psychologue. Ils répondent au téléphone pour donner des nouvelles du malade quand personne ne prend des leurs, se lèvent la nuit pour les soins, accompagnent, soutiennent. Leur rôle est colossal, c'est pour ça que je les recevais également. Comme ce papa qui venait en consultation pendant le traitement de son fils atteint d'un cancer de la mâchoire, parce qu'il n'avait que cet espace pour craquer". Puis il y a les enfants. Qui parlent peu, mais qui manifestent leur inquiétude par d'autres moyens : "agressivité envers le parent malade, ou au contraire relation fusionnelle, problèmes de comportement ou de concentration à l'école, pipi au lit, etc...".
Les enfants malades comprennent qu'ils le sont
Valérie Sugg a également accompagné des enfants malades, des familles. "Les enfants se rendent compte qu'ils sont malades et en mesurent la gravité au travers des regards de leurs parents, des soignants, des chuchotements. Ils savent très bien ce qui leur arrivent. Parfois ils protègent leurs parents en faisant mine que tout va bien, que ce n’est pas grave".
Une leçon de vie
Comment arrive-t-on à supporter tant de souffrances ? "On fait ce qu’on peut, parfois on est désarmés, émus, très en colère parce qu’on voit partir des gens qu’on adore dans de terribles souffrances. J’ai souffert. J’ai essayé de donner le meilleur de moi pendant 20 ans. J’allais voir une psychologue pour lui parler des situations les plus difficiles et me remettre en question, tenter de savoir ce que j’aurais pu faire de mieux. Puis il y a le sport, la vie de famille", nous confie la psychologue.
Et enfin, il y a la leçon de vie, la gratitude. "Il faut mesurer sa chance. Tous ces patients qui vous disent avant de partir que la vie est belle et que c’est un chance incroyable dont il faut profiter. C’est une telle richesse, un tel honneur de côtoyer ces gens. Ils m’ont fait confiance en me confiant des choses intimes, ou pour que je sois là jusqu’au bout". Valérie Sugg rappelle dans son livre et cette interview, combien le cancer est une maladie difficile, pendant, après, pour les patients et leurs proches. "Il y a eu beaucoup de larmes, qu’est-ce que j’ai pleuré en écrivant ce livre". Mais n'avions-nous pas besoin de savoir tout ça pour ouvrir les yeux ?