“L’État a fait subir des risques inconsidérés, au vu des connaissances scientifiques de l’époque, aux populations et aux territoires de Guadeloupe et de Martinique.”
Voici la conclusion à laquelle sont parvenus les membres de la commission d’enquête parlementaire chargée d’enquêter sur les responsabilités “publiques et privées” dans le scandale sanitaire du chlordécone.
Après six mois d’auditions et plus de 150 personnes interrogées, dont les actuels ministres de la Santé, des Outre-mer et de l’Agriculture, le rapport de la commission, dont les conclusions doivent être rendues publiques ce mardi 26 novembre, considère que l’État est le “premier responsable” de la prolongation de l’utilisation de cet insecticide, dont la dangerosité pour la santé humaine et son caractère persistant dans l’environnement avaient été soulignés dès 1969. Il a pourtant été utilisé dans les bananeraies des Antilles françaises jusqu’en 1993.
“De multiples alertes” ignorées par l’État
Insecticide classé comme cancérogène probable dès 1979 par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le chlordécone a été interdit aux États-Unis dès 1977 et en France métropolitaine en 1990. En Martinique et en Guadeloupe, le chlordécone a continué d’être utilisé dans les bananeraies pour lutter contre le charançon du bananier en vertu d’une dérogation gouvernementale.
Polluant massivement et jusqu’à 700 ans les sols, le chlordécone est fortement soupçonné de favoriser le développement du cancer de la prostate. Classé comme perturbateur endocrinien, il peut être par ailleurs à l’origine de sévères troubles neurologiques - troubles de la motricité, de l’humeur, de l’élocution et de la mémoire immédiate, mouvements anarchiques des globes oculaires - et de troubles testiculaires. Selon une récente enquête de Santé publique France, la quasi-totalité des Guadeloupéens (95%) et des Martiniquais (92%) sont contaminés au chlordécone. Ce n’est qu’en 1999 qu’a éclaté le scandale sanitaire autour de son utilisation, lorsqu’une campagne de la Direction de la santé et du développement social a montré que les sols sont contaminés pour des siècles, tout comme les rivières, le littoral marin, le bétail, les volailles, les poissons, les crustacés et les légumes.
Pour la commission d’enquête parlementaire, dont le rapport est cité par Le Monde, il est incontestable que “le maintien de la production bananière a trop souvent pris le pas sur la sauvegarde de la santé publique et de l’environnement”. “Entre 1975 et 1992, de multiples alertes auraient dû conduire les autorités réglementaires à réexaminer l’autorisation donnée pour l’utilisation du chlordécone. Dans les faits, elles ont été largement ignorées”, poursuivent les membres de la commission.
Une “gestion défaillante des stocks”
L’État est d’autant plus coupable, estime la commission, que l’interdiction effective de l’insecticide en Guadeloupe et en Martinique s’est soldée par une “gestion défaillante des stocks” après cette date. Il a fallu attendre 2002 pour que la première campagne de récupération du chlordécone (9,5 tonnes récupérées en Martinique et 12 tonnes en Guadeloupe) soit effectuée.
Pour Le Monde, qui s’appuie sur les archives de la direction générale de l’alimentation du ministère de l’agriculture (DGAL), “l'intense lobbying des groupements de planteurs et des industriels, les interventions de certains élus et le soutien explicite des services locaux du ministère de l'Agriculture en faveur d'une ‘molécule miracle’ jugée indispensable pour l'équilibre de l'économie antillaise”, expliquent l’inaction de l’État français.
Une loi pour “sortir du chlordécone”
Que faire, désormais, pour limiter la pollution liée à l’utilisation du chlordécone ? Interrogée par Le Monde, la députée MoDem de Guadeloupe Justine Benin, également rapporteuse de la commission d’enquête parlementaire, “seule une loi permettra de graver dans le marbre le principe d’actions pour réparer les préjudices subis par des populations en grande souffrance et de restaurer la confiance envers l’État.”
Elle plaide donc pour une loi d’orientation et de programmation pour “sortir du chlordécone” et la nomination d’un délégué interministériel dédié au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.
Un fonds d’indemnisation des victimes de l’insecticide, inscrit dans le projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2020, devrait permettre aux malades du chlordécone d’obtenir réparation.