Depuis décembre 2019, le coronavirus a infecté plus de 110 000 personnes pour 3 800 morts. En France, ce sont 21 personnes qui ont succombé au virus et 1 209 contaminées. Un virus mondial qui modifie nos rapports et nos comportements. Sylvain Delouvée, psychosociologue et co-auteur du livre Les Peurs collectives (édition Eres, 2013), explique pourquoi et comment ce type de phénomène transforme notre mode de pensée.
Avons-nous déjà connu un épisode épidémique comme le coronavirus ?
Dans la période récente, il y a eu plusieurs épidémies, de l’apparition d’Ebola en passant par le Sida, le H5N1 ou le Sras. Toutes ces épidémies ou pandémies étaient au départ inconnues. Si nous prenons l'exemple le coronavirus, il y a quelques semaines personne n'en avait entendu parlé. Certains pensent d’ailleurs que le nom vient d’être inventé alors qu’il existe depuis longtemps.
Comment réagit-on à ce genre de phénomène ?
Devant toute forme d’épidémie qui menace notre santé et la vie des individus, se mettent en place des idées de recette magique, de superstition. Quand le coronavirus était circonscrit à la Chine, il y avait une forme de désintérêt et une stigmatisation des Chinois. Quand l’épidémie est arrivée en Europe, la stigmatisation a diminué et s’est transformée en une stigmatisation des personnes contaminées. Quand quelqu’un tousse, tout le monde se retourne. Ces comportements sont des conduites protectrices qui relèvent de la pensée magique qui est en lien avec la superstition. Dans des moments d’incertitude, nous faisons référence à la superstition. Dans un premier temps nous n’avons pas suffisamment d’information et nous mettons en place une série de conduites qui relève de la recette magique. Certains mettent une crème spéciale sur leur peau, d’autres se disent qu’il faut éviter telle personne, etc… La même chose s’est observée avec le virus Zika où certains disaient que l’on pouvait se balader le soir sans risque de se faire piquer par le moustique porteur du virus ou encore que s’habiller en blanc nous protégeait. Ces comportements rassurent et permettent de gérer l’incertitude face à des éléments incertains et non gérables.
Pourquoi avons-nous le besoin, dans ce genre de circonstance, d’avoir un bouc émissaire ?
Nous sommes des êtres sociaux. Nous avons besoin de donner du sens à notre environnement et de le comprendre. Quand il m’arrive quelque chose, je veux comprendre pourquoi. Les catastrophes naturelles ou épidémiques, je ne sais pas les expliquer. On peut se tourner vers la science mais même elle n’explique pas tout. Pour le coronavirus, on peut remonter au marché dans le Wuhan et à la chauve-souris mais ça ne nous dit pas pourquoi mais comment est arrivé le virus. On peut également se tourner vers Dieu en disant que c’est une maladie divine, ou encore s’en aller à des croyances complotistes, avec le gouvernement qui agirait en secret. On a besoin d'avoir une explication, une réponse. C’est comme ça que nous en venons à avoir besoin d’un bouc émissaire. Le meilleur exemple c’est que nous avons, ce sont des stéréotypes sur des groupes de personnes et cette incertitude fait ressurgir nos préjugés. Lorsque nous catégorisons, avec un “nous” et un “eux”, des biais s’activent. Je vais penser que mon groupe est meilleur que les autres, que les autres sont tous pareils et que nous sommes tous différents. Ces préjugés vont faire office d’explication, de justification. C’est la même chose pour créer une cohésion dans un groupe, on recherche souvent un bouc émissaire ou quelqu’un contre qui s’opposer.
Qu’est-ce que cette épidémie dit de notre rapport à la peur ?
Depuis quelques jours, beaucoup disent que le coronavirus c’est comme une grippe. Pourtant, ça n’a rien à voir puisque c’est une maladie pulmonaire. En fait, on ne sait pas grand-chose, donc on va élaborer du savoir profane à partir de nos interactions, de notre représentation du monde, de ce qu’on peut lire. C’est ce savoir profane qui induira la peur collective. Nous avons un avis sur tout alors que nous n’avons pas de connaissance suffisante sur tous les sujets. Quand nous sommes confrontés à un objet inconnu, nous créons une représentation avec un double processus d'objectivation et d’ancrage (phénomène développé par Serge Moscovici dans La psychanalyse, son image et son public, paru en 1961, NDLR). La première notion renvoie au fait que pour parler d’un sujet, on sélectionnera uniquement certains éléments en fonction de nos propres préjugés. L’ancrage, c’est la manière dont nous incorporons ce que nous avons sélectionné dans notre système de pensée, en quoi c’est cohérent avec le reste de nos idées. Je vais éventuellement déformer, exagérer ou supprimer certaines informations pour que cela rentre dans ma propre grille de lecture.
Pour arriver à cette conclusion, Serge Moscovici a interrogé, dans les années 50, deux catégories de population sur leur vision de la psychanalyse : des catholiques et des communistes, les deux étant très influents à cette époque. Chacun de ces deux groupes a rejeté la psychanalyse pour des raisons différentes. Les premiers considèrent que ça augmente la libido, favorise la libération sexuelle et rejette toute croyance au destin. Les communistes l’ont eux rejeté sur le fondement que cela détourne les travailleurs de la lutte collective en disant que nos problèmes sont personnels. Face au même objet, les deux groupes ont récupéré des éléments de la théorie qui les intéressent pour les déformer et les utiliser dans leur discours.
Ces comportements vont-ils évoluer si le gouvernement déclenche le stade 3 de l'épidémie ?
Ma prédiction c’est que les croyances qui paraissent irrationnelles, telles que les théories du complot, les fake news ou autres, vont se démultiplier. Elles existent déjà mais quand le stade 3 sera déclenché, il y en aura beaucoup plus. La raison c’est qu’au stade 3, il ne s’agira plus de confiner la maladie pour l’empêcher de se développer mais ce sera, parce qu’on n'a pas réussi à contenir la maladie, de placer tous les moyens dans les hôpitaux et les services de secours. Pour Monsieur et Madame tout le monde, cela signifie que c’est très grave parce que c’est le dernier stade épidémique. Les mesures prises actuellement pour tenter d’endiguer la propagation du virus vont être laissées tomber et tout l’essentiel des efforts sera placé dans les centres hospitaliers. Les gens verront moins au quotidien l’effort du gouvernement, et c’est là qu'interviendront les théories complotistes.