“Quand un homme parle à Dieu, on dit qu'il prie. Quand Dieu parle à un homme, on dit de ce dernier qu'il est schizophrène”, disait le psychiatre hongrois Thomas Stephen Szasz. Dans notre société moderne occidentale, force est de constater que la schizophrénie a plutôt mauvaise réputation. “On se ferme des portes à cause de ce mot. Il est à mettre à la poubelle. On ne pas rien lui redonner. Il n’a plus d’intérêt, il est mort. Il faut trouver autre chose”, s’insurge Bénédicte. Elle est la mère de Charles, 26 ans, et atteint de schizophrénie depuis une dizaine d’années. Cette femme milite activement pour une déstigmatisation de la maladie et plus de fluidité dans ce “dédale qu’est la psychiatrie aujourd’hui en France”. A l’occasion des Journées internationales de la schizophrénie, qui se tiennent du 14 au 21 mars dans neuf pays, Pourquoi Docteur est allée à la rencontre de proches des malades.
“Charles est tombé malade à l’âge de 16 ans et demi. On voit que son enfant est un peu ailleurs, dans sa bulle. Il parle beaucoup moins qu’avant et commence à avoir un discours assez fuyant, à se détacher de sa scolarité et à s’éloigner de ses amis. Comme il avait perdu beaucoup de poids, on a pensé à l’anorexie. Les symptômes ont commencé en parallèle de la consommation de cannabis et qu’il y a l’adolescence par dessus, c’est très compliqué. Quoi qu’il en soit, je l’ai immédiatement emmené vers un très bon psychologue qui tout de suite compris et qui lui a proposé une hospitalisation à la Pitié Salpêtrière, en pédopsychiatrie. Ensuite, cela a été très long, il est allé à Sainte-Anne et dans beaucoup de différents hôpitaux et le diagnostic de schizophrénie est tombé à 18 ans”, raconte la maman qui dit avoir été choquée par “le défaut de prise en charge”.
“En France, rien n’est mis en place pour un jeune qui doit arrêter ses études car il est malade et qu’il doit se soigner. Rien n’est fait pour remettre l’enfant dans sa scolarité à son rythme. Or son potentiel est toujours là, il n’y a pas de déficience intellectuelle. Charles était très bon à l’école mais il aurait fallu beaucoup pour l’accompagner et, malheureusement, psychiatrie et école ne vont pas ensemble chez nous”, déplore Bénédicte qui a donc décidé de monter une association avec d’autres parents et de s’investir pour “qu’on parle de la maladie pour ce qu’elle est vraiment” et faire avancer les pratiques en France, où “il y a un retard énorme”.
“Cette maladie est tellement mal accueillie par la société qu'elle n’est pas prise en charge correctement. Il y a des psychiatres extraordinaires et certains hôpitaux sont très bien pour gérer la crise et fournir les médicaments, mais il faut des structures non hospitalières pour que les jeunes puissent ensuite aller faire de la reconnaissance cognitive, par exemple. L’hôpital doit seulement être un passage, les malades devraient ensuite pouvoir continuer leur vie. Ce sont des citoyens à part entière”, poursuit-elle.
“Dans ces moments, elle est complètement incontrôlable”
La mère d’Alexandra, dont les premiers symptômes se sont également manifestés par une perte de poids inquiétante, a elle aussi pâti d’un défaut de prise en charge. “Vers l’âge de 18 ans, l’un de ses meilleurs amis est mort, elle a fait une crise d’anorexie et a commencé à arrêter de parler. Elle était très affaiblie et a été hospitalisée mais cela n’a pas du tout été identifié comme de la schizophrénie : on a pensé à une crise d’adolescence, tout simplement. Elle était dans un coma léthargique et on lui a fait un traitement par électrochocs. Après quoi, elle a vécu normalement, s’est mariée avec mon père qui, quelques années plus tard, a compris qu’elle avait des petits moments d’absence, où elle délirait. Il s’est écoulé sept ans avant qu’elle soit prise en charge”, témoigne la jeune femme de 30 ans.
La prise en charge fut si tardive qu’aujourd’hui les dégâts sont irréversibles. “Maintenant la maladie fait partie de sa personnalité. En temps normal, ma mère est toujours un peu paranoïaque, c’est difficile de faire la conversation avec elle. Pour les gens qui ne la connaissent pas, elle passe pour une dame un peu étrange mais qui peut faire illusion car elle est autonome. Les grosses crises sont assez rares et surviennent à la suite d’un choc émotionnel. Je l'ai vue faire une crise après le décès de son frère, mais une fois c’était juste parce qu'elle avait raté son train. Là, elle débloque pendant une bonne semaine et peut arrêter les gens dans la rue pour leur dire que c’est Jésus-Christ. Dans ces moments, elle est complètement incontrôlable”, raconte Alexandra.
Aujourd’hui, la jeune femme n'a “aucune prise” sur le traitement de sa mère, que cette dernière semble suivre en dilettante. “Je ne peux pas la médicamenter de force et la pousser à voir des spécialistes car elle refuse d’admettre qu’elle est malade. Je ne sais pas comment elle est traitée mais à mon avis, elle voit juste un médecin généraliste et même pas un psychiatre”, explique-t-elle, assez inquiète pour l’avenir.
“Il faut y aller étape par étape”
« Actuellement, elle est très dépendante de sa mère mais quand celle-ci ne sera plus là, elle se retrouvera dans une situation où elle sera très seule et elle en sera très affectée. Ma sœur et moi réfléchissons à une mesure pour la prendre en charge car cela deviendra de plus en plus compliqué. On est en cours de procédure pour avoir une habilitation. Une tutelle serait vraiment trop lourde pour nous, on devrait rendre des comptes au juge, gérer ses comptes à sa place… Là, il faut qu’il y ait une expertise du psychiatre. In fine, le juge tranchera. S’il optait pour une tutelle, on engagera quelqu’un d’extérieur pour gérer la situation.”
Les perspectives sont beaucoup moins sombres pour Charles, pris en charge bien plus rapidement. “Aujourd’hui, mon fils a 27 ans, il a un appartement à côté du mien. Il peut payer son loyer grâce à l’allocation adulte handicapé, il fait ses courses, cuisine, a rencontré une jeune femme et a très envie de reprendre ses études, de vivre comme tout le monde. Il n’est plus du tout en crise constante : il lui arrive parfois d’avoir des petites paranos mais il arrive à les identifier et m’en parle. C’est toujours là, ça ne part pas, il faut qu’il vive avec. Il y a encore des points pour lesquels il se repose sur moi mais ça n’est qu’une histoire de temps. La nouveauté lui fait peur, il faut y aller très doucement, étape par étape. Il est prêt à repasser son bac. Ça sera difficile, étant donné tout ce que la maladie lui a enlevé, mais il a le droit d’essayer. On ne peut pas lui interdire, ça serait la pire des choses. Il a déjà tellement perdu et en a bien conscience… Si on ne l’encourage pas à suivre ses désirs, il n’a plus d’intérêt à rester en vie”, relate Bénédicte.
“Mes grands-parents n’ont jamais voulu reconnaître que leur fille est malade”
Elle ignore toutefois comment son fils sera-t-il traité à l’avenir. Comme de nombreux malades, Charles déteste les traitements et ne supporte pas leurs effets secondaires. “C’est très difficile pour lui. Il dit que la schizophrénie n’existe pas, qu’il vit des expériences, que ce n’est pas parce qu’on entend des voix qu’on a une schizophrénie. Il ne se voit pas comme quelqu’un de malade. Il reconnaît qu’il a parfois des pétages de plombs mais met ça sur le compte du cannabis”.
Et pour cause, la maladie est largement stigmatisée et souffre de nombreuses idées reçues. L'opinion publique assimile souvent les schizophrènes à des personnes dangereuses et imprévisibles, et dans de nombreux milieux, il est mal vu ne serait-ce que de consulter.
“Mes grands-parents n’ont jamais voulu reconnaître que leur fille est malade. Ils disent seulement qu’elle est ‘un petit peu extrême’, déplore Alexandra. J’ai déjà entendu des témoignages où les gens racontaient arriver à gérer leur maladie. Je pense que c’est possible quand c’est soigné dès le début. Quand mon père s’est occupé de ma mère, il était déjà trop tard. Elle-même ne reconnaît pas qu’elle est malade, elle dit qu’il n’y a pas de problème. Ça n’aurait pas pris des proportions pareilles si ses parents avaient pris les choses en main”, regrette la jeune fille qui, à cause de la maladie, a dû faire le deuil d'une relation mère/fille classique depuis longtemps.
Le deuil d’une relation mère/fille classique
“Quand j’étais petite, je savais que quelque chose n’allait pas, car ma mère me reprochait toujours des choses que je n’avais pas faites, mais je ne savais pas ce qu’elle avait. A l’adolescence, c’est devenu très conflictuel, ma mère nous insupportait, ma sœur et moi. Comme la maladie se déclenche souvent à cette période et qu’il y a une part de génétique, j’étais terrorisée à l’idée que ça me tombe dessus. J’ai toujours refusé de prendre des drogues, j’avais trop peur de perdre les pédales. Heureusement, les médecins m’ont rassurée et, aujourd’hui, j’ai beaucoup plus de recul sur toute cette situation. Ma mère peut vraiment être horrible avec nous mais je pense que, dans le fond, elle nous aime profondément. On est jumelles et elle a besoin de nous différencier. Il faut que l’une soit méchante et l’autre gentille, les rôles s’inversent et notre relation évolue en fonction de ça. Quand elle est de bonne humeur, j’arrive à passer de bons moments avec elle. Je la lance sur des sujets non polémiques, elle est très contente qu’on la valorise et qu’on la fasse parler car je pense qu’elle est assez seule”, témoigne la Alexandra qui, avec sa sœur, déjeune avec sa mère une fois tous les samedis, toujours dans le même restaurant, afin d’éviter autant que possible les mauvaises surprises.
Pour Bénédicte, le poids le plus lourd est la stigmatisation autour de la maladie. “La méconnaissance de cette schizophrénie fait que les malades ont encore plus de mal à s’en sortir. Je connais beaucoup de familles qui ont souffert de ça aujourd’hui. Quand je vois tout ce par quoi elles sont passées pour vivre comme vous et moi, c’est hallucinant, explique la maman. Cette idée de psychopathe, de double personnalité est tellement à côté de la plaque. Le mot ‘schizophrénie’ ne me parle même plus, je parle de la maladie de Charles.”
“Malheureusement, c’est le seul mot dont on dispose pour faire parler de nous. L’association qu’on a créée s’appelle Collectif schizophrénie, mais je vois bien à quel point ce terme rebute les gens, moi qui essaye de faire participer des personnalités à notre cause. Les gens qui ont des proches malades ne veulent pas être associés à la schizophrénie. La schizophrénie est formidable comme décor de film d’horreur. Tout de suite, on sait ce qu’on va raconter : on parlera de quelqu’un de bizarre et d’imprévisible. Cependant, la réalité est si différente, déplore Bénédicte. C’est très injuste mais il faut faire avec.”