"Nous avons passé quelques années au Mali, et nous sommes revenus aux Etats-Unis l’année de mes sept ans. Pendant les quelques premiers mois, nous avons occupé la même maison que celle d’avant notre départ pour l’Afrique. C’est surement à ce moment de ma vie, dans cette maison, que j’ai pu forger mes souvenirs les plus terrifiants. Je me rappelle la chambre de mon frère, je me souviens des mensonges qu’il me racontait pour me faire venir. Je peux me remémorer le gout que j’avais dans la bouche, de l’odeur que j’avais dans le nez, de la lumière de sa lampe de chevet qui m’aveuglait les yeux. Je me rappelle le sentiment de sale que j’avais dans mon collant. Je me rappelle la tristesse qui a commencé à m’habiter, elle est encore là aujourd’hui. Des maux de têtes et de l’odeur des navets qui cuisaient dans la cuisine.
Je ne me souviens pas avec clarté de ce qui s’est passé, mon cerveau le refuse. Je n’ai que mes sens et mes émotions pour me guider. Il y a un début et une fin, mais il n’y a pas de milieu à ce souvenir en particulier, comme si mon esprit avait décidé de partir à un moment donné n’avait accepté de revenir que plus tard. Je pense que c’est cela l’amnésie traumatique. Je sais que ces abus avaient déjà commencé au Mali, peut-être même avant, mais je ne m'en souviens pas de tout. Pendant longtemps, c’est le fait de ne pas savoir avec exactitude qui m’a posé le plus de problèmes. Je ne me sentais pas suffisamment victime, je ne m’accordais pas le droit d’en souffrir. Il y avait une petite voix dans ma tête qui me chuchotait sans cesse: « arrête ton cinéma, Julie ! ». Cette voix ressemblait étrangement à celle de ma mère. Aujourd’hui, j’ai accepté de ne plus me souvenir de tout. Même si je dois parfois encore me battre avec moi-même, j’ai en partie accepté le fait que ce que je sait est suffisant pour me sentir « victime » et avoir le droit de guérir.
"A ce moment-là j'ai commencé à me faire mal "
Par la suite, nous avons déménagé dans une plus grande maison. Je crois que les abus ont cessé à ce moment-là, même si je ne peux pas le dire avec certitude, je sais toutefois que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à me faire du mal. La première fois que je me suis fait du mal, j’avais envie d’être vue. J’avais envie d’exposer au grand jour ce que je ressentais à l’intérieur de moi parce que j’avais l’espoir que l’on puisse me porter secours. J’avais cette idée que peut-être j’allais être entendue si je faisais quelque chose d’extrêmement choquant. Et quoi de plus choquant - voire extrême que de tenter de mettre fin à ses jours ? En même temps, je n’apportais pas une grande importance à ma vie. Très vite je suis arrivée à la conclusion que ma vie ne valait pas la peine d’être vécue s’il s’agissait de vivre avec cette douleur incessante que je ressentais. Cette douleur sans nul doute psychique, se faisait ressentir de manière presque physique. On peut la ressentir quand quelqu’un que l’on aime nous quitte, ou lorsqu’on est en deuil. Elle est à la fois électrique et lancinante. On la ressent au plus profond de notre cœur et notre trippes, elle nous donne envie de pleurer et de crier à la fois. Crier d’injustice et de colère : « Pourquoi moi ? Pourquoi ça ? ».
J’ai l’impression d’être dans ce même état, en permanence, et depuis toujours. Notre instinct de survie nous fait comprendre que cela ne peut-être permanent, que c’est insoutenable de vivre de cette façon. Alors je n’ai jamais vraiment eu que deux choix : que l’on me vienne en aide pour me sortir de cette douleur, ou bien mourir pour y échapper. Alors pourquoi ne pas essayer de mettre sa vie en jeu dans l’espoir de savoir si une personne volera à mon secours ? Dans ce contexte, frôler la mort à chaque nouvelle tentative ne me semblait pas être un enjeu de taille. Je n’ai jamais eu la vocation de cohabiter avec cette douleur, et c’est encore le cas aujourd’hui. Mais aujourd’hui, en tant qu’adulte et à travers le travail thérapeutique que j’ai démarré, je n’attends plus que quelqu’un vienne me sauver. Mon diagnostic couplé à la trouvaille d’une thérapie adaptée me donne l’espoir d’aller mieux et la douleur se fait moins bruyante. Peut-être parce qu’à travers ma thérapie je trouve enfin ce que j’ai toujours cherché : être entendue.
"Tout ce que je voulais, c'était parler, être comprise"
La première fois que je me suis fait du mal, je me suis attachée une ceinture autour du cou et j’ai serrée très fort. Mon frère qui était là est allé chercher ma mère. Elle m’a puni en me donnant une gifle. C’est la première et la dernière fois que je me suis fait du mal sans me cacher. Le soir dans ma chambre, je prenais régulièrement mes médicaments en surdosage juste pour voir. En tant qu’enfant, je ne savais pas vraiment ce qui allait me tuer ou pas. Est-ce que si je vidais ma bouteille de Ventoline dans ma bouche, je me réveillerais encore demain ? Je prenais des risques, et j’étais prête à en accepter les conséquences au prix de ma vie. J’avais conscience que quelque chose n’allait pas. J’ai souvent imploré ma mère de m’emmener chez un psychologue. Tout ce que je voulais c’était parler, être comprise, être entendue, être vue, enfin, pour une fois. Mais cela a toujours été hors de question ; les problèmes se règlent en famille ! A ce moment-là, il était impossible pour moi de verbaliser la source de mes souffrances. Surement dans un élan de protection, mon cerveau avait bloqué tous souvenirs d’abus. Ce n’est que bien plus tard que ma mémoire m’est revenue. J’étais une enfant colérique et très malheureuse, mais peut-être que cela ne se voyait pas beaucoup...
(A ce moment de son récit, Isabelle fait une pause, NDLR)
... J’ai continué à grandir, et je suis arrivée dans l’adolescence. Vers l’âge de 15 ans, j’ai commencé à faire des rêves extrêmement violents dans lesquels je me faisais agresser sexuellement par mon père. C’est aussi à partir de ce moment là que j’ai commencé à me remémorer les abus de la part de mon frère, mais de manière assez confuse. Je ne comprenais pas pourquoi je rêvais de mon père si c’était mon frère qui avait abusé de moi. En réalité, j’ai toujours souffert d’une relation très froide avec mon père. Il n’était ni affectueux ni démonstratif, il ne s’intéressait tout simplement pas à moi. J’ai grandi avec l’idée que mon père n’avait pas voulu de moi et qu’il ne m’aimait pas. Je comprends aujourd’hui que l’on puisse parler d’abus émotionnel. Contrairement à cela, avec mon frère, grâce à mon amnésie traumatique, nous avions développé un rapport fraternel affectueux. Je pense que je n’étais pas en mesure d’accepter mon frère comme étant mon véritable agresseur. Je lui ai longtemps cherché des circonstances atténuantes, ou j’ai longtemps amoindri ce qui s’était passé à mes dépens pour pouvoir continuer de l’aimer. C’était infiniment plus simple de me dire que le monstre de ma vie était mon père. Peut-être que mon frère m’avait agressé parce qu’il avait été agressé par mon père en retour, peut être que mon frère et moi avions tous les deux étaient agressés par mon père. Où alors, peut-être que rien de tout cela ne s’était vraiment passé. Peut-être que je cherchais des raisons d’aller mal pour attirer l’attention. Peut être que je faisais encore du cinéma.
"Je me suis endormie en pensant ne plus me réveiller"
C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à me scarifier avec des lames de rasoir, et que j’ai fais ma première véritable tentative de suicide au sens propre du terme, c’est-à-dire avec une réelle volonté de mettre fin à mes jours. J’ai avalé une bonne dose de médicaments, j’ai pris tout ce que je trouvais sous la main. Je ne suis pas allée à l’hôpital car, dans un moment de panique, j’ai appelé une amie qui m’a aidée à me faire vomir. Suite à cet incident, j’ai décidé de fuir chez une amie dont la mère a accepté de me recueillir. J’ai refusé de rentrer chez moi tant que ma mère n’accepterait pas de me laisser voir un psychologue. J’ai donc fait quelques séances avec une thérapeute qui m’avait été recommandée par la mère de mon amie chez qui je logeais temporairement. Je ne me suis jamais vraiment sentie à l’aise avec cette personne, j’avais l’impression qu’elle me jugeait ou du moins qu’elle ne me prenait pas vraiment au sérieux. Mais je voulais tellement pouvoir me confier, j’avais attendu ce moment toute ma vie. Je voulais tellement pouvoir lui faire confiance. Au bout de quelques séances je lui ai parlé des abus que j’avais subis. Je me souviendrais toujours de sa réponse dit sur un ton presque méprisant: « ce sont des jeux tout à fait normal entre frères et sœurs, vous n’avez aucune raison d’être traumatisée ». Ces mots ont résonné dans mon corps telle une décharge. Ils ont réveillé toutes les voix que j’entendais depuis mon enfance. La voix des autres, ma propre voix : arrête de te plaindre, arrête de te trouver des problèmes, arrête ton cinéma. J’ai mis des années à les déconstruire.
J’ai continué à me scarifier et à faire des tentatives de suicide. Je me souviens d’une fois, j’ai avalé une boite entière d’anxiolytiques qui m’avait été prescrite pour lutter contre mes insomnies. Je me suis endormie en pensant ne plus jamais me réveiller. J’ai pleuré le lendemain quand j’ai ouvert les yeux. Et puis il y a eu cette autre fois, alors que j’étais en pleine crise et que je contemplais encore une fois un surdosage médicamenteux, j’ai appelé ma meilleure amie qui a réussi à me calmer. Elle m'a répondu « si tu arrives un jour à mettre fin à tes jours, je ne m’en remettrais jamais, ma vie ne sera plus jamais la même ». Il y a eu quelque chose dans sa voix, dans ses larmes. J’ai senti que ma vie lui était importante. J’ai réussi à vivre les années qui ont suivi sans tentative de suicide et sans scarification".