Imaginez que dans une salle d’attente, une personne pourra, sur la foi de ce qu’elle rapportera, faire condamner un médecin pour « refus de soins illégitimes »... « Si chaque patient que vous avez en face de vous, vous le suspectez d’être un testeur, cela va casser la confiance, s’indigne le Dr Fabien Quédeville, généraliste dans l'Essonne et président du syndicat des jeunes généralistes (SNJMG).
Les cabinets médicaux sont là pour répondre à des besoins, pas pour jouer au chat et à la souris entre des testeurs et des professionnels de santé. Les généralistes ont suffisamment de travail pour ne pas perdre leur temps avec des faux patients. » Les députés en ont décidé autrement. Ils ont voté un amendement du gouvernement qui autorise la réalisation de tests aléatoires auprès des professionnels de santé libéraux. Si les sénateurs entérinent ce projet, les résultats de ces tests constitueront des preuves recevables par les juridictions ordinales ou par les directeurs des caisses d’assurance-maladie.
Indignation des médecins
Cette décision met le feu aux poudres. Les syndicats réagissent vivement. « C’est un acharnement contre l’exercice libéral", dénonce l'un d'eux. « Ce n’est pas parce qu’il existe quelques moutons noirs dans la profession qu’il faut jeter le discrédit sur tout le monde", regrette le Dr Alain Prochasson, généraliste à Metz, et membre du syndicat UNOF.
Outre l’indignation, le testing pose beaucoup de questions. Certes, des enquêtes ont déjà été réalisées auprès des médecins. Mais jusqu’à présent, elles ont été réalisées par téléphone, et sans aucune conséquence. Ce fut le cas dans le Val-de-Marne en 2006. « Notre objectif n’était pas de sanctionner, rappelle Bruno Negroni, directeur adjoint du Fonds CMU. Les noms des médecins et des dentistes qui ont refusé de prendre rendez-vous avec des patients CMU n’ont pas été relevés par la société que nous avions engagée. L’idée était d’avoir une appréciation chiffrée du phénomène et de le dénoncer ». D’après l’enquête, 41 % des spécialistes, 39 % des dentistes et 4, 8 % des généralistes ont refusé des rendez-vous.
La même année, Médecins du monde a réalisé un testing auprès de 725 généralistes dans dix villes de France. « 37 % des médecins ont refusé de prendre rendez-vous avec des bénéficiaires de l’AME, et 10 % ont refusé les bénéficiaires de la CMU, témoigne le Dr Pierre Micheletti, président de l’association humanitaire.
Bref, le refus de soins existe. Suite à ces enquêtes, une réunion au sommet a été organisée par les pouvoirs publics. L’Ordre, l’assurance-maladie, les syndicats, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) étaient autour de la table. Des mesures ont été prises : mieux communiquer sur les droits et les devoirs des médecins et des patients, simplifier les procédures administratives notamment pour l’aide médicale d’Etat (AME), recenser les professionnels qui ont un nombre très inférieur de patients CMU ou AME par rapport à leurs confrères. « Malheureusement, ces décisions sont restées sans suite », constate le Dr Micheletti . En 2007, 500 refus de soins ont été signalés par des patients auprès des caisses. Du coup, la ministre de la Santé a décidé de passer à la vitesse supérieure en légalisant le testing, et en lui donnant valeur de preuve.
Problème de méthodologie
Mais, comment définir un « refus de soins » ? Par exemple, pour des raisons d’efficacité, des praticiens posent des préalables avant de recevoir des patients. « Je refuse systématiquement d'accueillir une personne toxicomane avant qu'elle n'ait préalablement contacté le réseau avec lequel je travaille, ceci afin de clarifier la demande initiale et le projet de soins. Après, le jour même ou les suivants, les personnes sont les bienvenues sans aucune réticence, explique le Dr Philippe Cornet, généraliste dans le XIe arrondissement de Paris. La plupart des patients toxicomanes bénéficient de la CMU voire de l'AME, ils pourraient arguer du refus pour ce motif, alors qu'il n'en est rien. Récemment à une personne qui me demandait si "j'acceptais la CMU" , témoigne le généraliste, je lui ai répondu que "je ne soignais pas des couvertures sociales mais des gens". » Ce médecin pourrait-il être sanctionné ?
Autre interrogation, la méthode employée pour repérer les manquements à la déontologie. « Qui organisera ces testing ? Toute personne physique ? Les associations de patients ? Les CPAM ? » se demande le Dr Patrick Bouet, généraliste et président d’honneur du Conseil de l’Ordre de Seine-Saint-Denis (93). Avant que ce procédé soit employé, il faudra élaborer la méthodologie. Ce travail doit être mené conjointement par l’Etat, l’assurance-maladie, les professionnels de santé et les ordres concernés ». Pour le moment, les législateurs n’ont donné aucune précision. Ils ont ajouté d’autres dispositifs pour lutter contre la pratique des refus de soins, comme le recensement par les caisses des professionnels recevant la plus faible part de bénéficiaires de la CMU parmi leurs patients.
Mise en place d’une commission de conciliation
Le projet de loi redéfinit le circuit de la plainte pour refus de soins. Les patients pourront désormais porter plainte soit auprès des conseils départementaux de l’Ordre, soit auprès des caisses primaires d’assurance-maladie. Suite à l’enregistrement de la plainte, une commission de conciliation est mise en place dans un délai d’un mois.
En cas d’échec, l’Ordre doit statuer sur les sanctions à l’encontre des professionnels. En cas de manquement du conseil départemental, le directeur de l’organisme local d’assurance-maladie peut prendre des sanctions. « Nous avons souhaité inciter les ordres professionnels à plus de sévérité », précise le député Jean-Marie Rolland, rapporteur du projet de loi.
« C’est un dispositif trop compliqué, estime le Dr Philippe Foucras, généraliste dans la Nièvre, président du Collectif des médecins généralistes pour l'accès aux soins, CoMeGAS, créé en 2003. Les personnes en situation de précarité, qui se voient refuser des soins, ont d’autres priorités que de porter plainte auprès de l’Ordre ou des caisses. » En outre, selon le Dr Foucras, l’assurance-maladie ne sera pas plus efficace que l’Ordre : « L’assurance-maladie a un double discours. Depuis 2008, une circulaire demande aux médecins de signaler aux caisses les « exigences exorbitantes » des bénéficiaires de la CMU complémentaire. » Le CoMeGAS a porté plainte pour discrimination auprès de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE). Le dossier est resté sans suite.