« C’est un combat qui n’en finit plus de finir. Nous voulons faire entendre une autre voix qui s’interroge sur le coût humain, social et financier du maintien de cet objectif d’éradication absolue de la polio sans cesse réaffirmé ». Pour Claire Magone, directrice d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, qui animait mardi une table-ronde organisée par Médecins Sans Frontières (MSF), il est temps de se poser la question : « éradiquer la polio, oui, mais à quel prix ? » Une question qui peut paraître dérangeante à l'occasion de la journée mondiale contre la polio qui se déroule ce jeudi 24 octobre.
Plus que 3 pays où la polio est endémique
La campagne pour éradiquer de la surface du globe la poliomyélite, cette maladie infectieuse responsable de paralysie chez les jeunes enfants principalement, a en effet débuté en 1988. 25 ans plus tard, l’objectif est atteint à 99%. Seuls 3 pays restent aux prises avec une polio endémique, c’est à dire présente en permanence : le Nigéria, le Pakistan et l’Afghanistan. Au total, il n’y a plus que 296 cas recensés dans le monde en 2013, dont 99 dans ces 3 pays. Pour en finir définitivement avec la polio, des campagnes massives de vaccination sont menées en porte-à-porte et un investissement mondial de 4 milliards d’euros est prévu d’ici 2018, dont plus d'un tiers financé par la fondation de Bill et Melinda Gates.
Mais sur le terrain, cette stratégie d’éradication coûte que coûte rencontre des difficultés politiques et sociales, notamment dans ces 3 pays soumis à une forte pression internationale pour accentuer leurs efforts contre la polio.
Ecoutez le Dr Laurent Sury, responsable des programmes MSF au Pakistan et en Afghanistan jusqu’en septembre 2013 : « Au Pakistan, les services de santé les plus basiques font défaut. Ce déploiement de moyens contre la polio, qui n’est pas ressentie comme une priorité de santé quotidienne, créé la suspicion. »
Présente lors de cette table-ronde, l’anthropologue américaine Elisha Renne a témoigné de la perception de la polio par les femmes qu’elle a côtoyées au Nigeria. « Leurs enfants meurent de la rougeole ou du paludisme et elles n’ont pas accès à l’eau courante ni aux soins de base. L’insistance des autorités à vacciner, parfois même sous la contrainte, est très mal comprise et ces vaccins fournis gratuitement font peur dans un pays où il y a déjà eu des décès d’enfants suite à des essais cliniques menés par l’industrie pharmaceutique », a expliqué la spécialiste.
Outre cette incompréhension des populations, les vaccinateurs, qui sont des professionnels de santé locaux, sont désormais la cible de groupes armés. Depuis décembre, une vingtaine d’entre eux ont été assassinés au Pakistan et une dizaine au Nigéria. « Quand il faut protéger des acteurs de santé par des hommes en armes, qui sont eux-mêmes la cible d’attentats, on est dans une surenchère jusqu’au-boutiste qui devrait poser question. Quelle limite en terme de coût humain va-t-il falloir atteindre pour qu’on rediscute de la stratégie d’éradication ? », a demandé Laurent Sury.
L'OMS veut en finir avec la polio
Ces doutes relayés par les membres de Médecins Sans Frontières n’ont pas semblé ébranler le Dr Hamid Jafari, directeur de l’Initiative mondiale pour l’éradication de la polio à l’Organisation mondiale de la Santé, même s’il a reconnu que ces derniers défis politiques et sociaux seraient sans doute un des combats les plus délicats de la lutte contre la polio. « Doit-on renoncer ? Ces groupes violents trouveront d’autres cibles que les vaccinateurs. Renoncera-t-on demain à défendre les droits des femmes pour les mêmes raisons, je ne veux pas le croire. Il n’y a pas de retour en arrière possible, il faut en finir avec la polio », a insisté le représentant de l’OMS, soulignant notamment les efforts entrepris localement pour convaincre les autorités politiques et religieuses d'apporter leur soutien à la vaccination contre la polio.
Interrogés sur la pertinence de cet objectif d'éradication absolue au regard des progrès spectaculaires obtenus en 25 ans, les deux représentants de l'OMS présents à cette table ronde se sont montrés catégoriques. « On ne peut pas stabiliser la polio à quelques centaines de cas par an, soit on gagne, soit on perd, a affirmé le Dr Johannes Everts, expert technique pour la polio auprès de l'OMS. Si nous renonçons, dans 20 ans, quand la polio sera repartie à la hausse, on dira qu'il ne restait quelques centaines de cas et que nous n'avons pas fini le boulot ! »
Plusieurs membres de MSF présents dans la salle, dont l'ancien président Jean-Hervé Bradol, ont tenté de suggérer alors que l'extraordinaire mobilisation financière en faveur de la polio puisse bénéficier à d'autres causes de santé publique d'une actualité aujourd'hui plus criante comme le paludisme, la malnutrition ou encore la rougeole ou la méningite.
Ecoutez le Dr Laurent Sury, responsable des programmes MSF au Pakistan et en Afghanistan jusqu’en septembre 2013 : « A défaut d'être reportés vers d'autres causes de santé publique, les moyens de la lutte contre la polio doivent au minimum pouvoir bénéficier aussi à la lutte contre les maladies qui sont le quotidien des familles dans ces pays ».
Les remerciements polis des représentants de l'OMS à l'issue de cette table-ronde « franche et riche » faisaient figure de fin de non-recevoir. Cette année encore, pour la journée mondiale de lutte contre la polio qui se tient aujourd'hui, le mot d'ordre reste l'éradication, à tout prix et les regards se tournent avec insistance vers l'Aghanistan, le Pakistan et le Nigéria. Mais le poliovirus est loin d'avoir dit son dernier mot et il réapparait même dans des pays dont il avait disparu comme la Somalie, le Soudan ou la Syrie, où deux cas suspects ont été détectés début octobre.