« De retour au travail après un cancer, une femme, cadre supérieur dans une grande société de service informatique, ne retrouve plus de bureau, ni de téléphone... raconte le Dr Noëlle Lasne, médecin du travail. Elle se bat pour expliquer à sa direction qu'elle n'est pas morte. Après négociation, on finit par l'envoyer sur le terrain, unposte de commercial à ratisser la France avec son attaché-case alors qu'elle occupait des fonctions stratégiques, témoigne avec indignation le médecin du travail, à l'occasion d'un colloque sur les conséquences du cancer organisé au ministère de la Santé. Cependant, comme elle a un salaire élévée du fait de son poste précédent, la direction lui demande de cumuler deux postes. Voilà un bel exemple de reclassement à l'envers! ».
Le constat est rude mais une enquête de l'Inserm et du ministère de la Santé (Drees (1) en partenariat avec l'Institut national du cancer (INCa) et la Ligue contre le cancer), le démontre. Les conséquences de la maladie sur la vie des personnes, deux ans après leur diagnostic, ont été passées au crible. Les questionnaires de 4270 patients, qui ont survécu entre 2002 et 2004, ont pu être analysés. « C'est la première fois qu'une étude de cette ampleur, qui porte sur les cancers, est réalisée en France, souligne le Pr Jean-Paul Moatti, co-responsable de l'enquête et directeur de l'unité de recherche (UMR 912). Mais attention, ce n'est pas un échantillon représentatif des malades de cancer, mais de ceux qui ont survécu au bout de deux ans. De plus, cette étude intervient avant le Plan cancer.»
Résultats, les conséquences négatives des cancers sur la vie sociale, déjà pressenties par quelques études, sont confirmées. 19% des personnes interrogées, ayant un emploi en 2002 et qui en avaient encore un en 2004 (soit 1218 personnes) ont déclaré être pénalisées pendant la maladie, « ce qui accroît notamment le risque de sortie d'emploi chez les femmes », précise le Pr Dominique Maraninchi, président de l'INCa. Ces discriminations ont essentiellement trait à des pertes de responsabilités (43%) ou à des pertes d'avantages acquis (32%). En outre, si « le diplôme a tendance à protéger l'emploi des hommes, ce n'est pas le cas des femmes », souligne Lucile Olier, co-responsable de l'enquête (Drees).
Une personne sur quatre n'a pas repris son travail deux ans après le diagnostic de son cancer. Et l'étude de l'Inserm et de la Drees démontre bien que le retour à la vie professionnelle varie en fonction de la catégorie socioprofessionnelle. 54% des ouvriers atteints d'un cancer en 2002 sont toujours au travail deux ans plus tard, alors que c'est le cas pour 72% des cadres et « des professions intellectuelles supérieures ».
Perte de l'emploi, baisse de l'activité due à la baisse de la forme physique et mentale, le cancer engendre des difficultés économiques. Deux ans après le diagnostic, un quart des personnes atteintes déclare, en dépit du système de protection sociale, une baisse de leurs revenus. Cette baisse est souvent non négligeable : pour la moitié des cas, les enquêtés la situent entre 230 et 800 euros par mois. Les indépendants et les salariés du privé sont ceux qui déclarent les séquelles financières les plus graves. De manière beaucoup plus rare, l'inverse existe aussi. 6% des personnes interrogées indiquent une augmentation des ressources de leur ménage, entre 100 et 610 euros par mois.
A ces baisses de revenus peuvent s'ajouter des problèmes de remboursement d'emprunt. 41% des patients ayant un emprunt au cours en 2002, soit 13% de l'échantillon global, ont rencontré des difficultés financières pour le rembourser. 27% ont déclaré avoir recours à leur assurance, mais pour 4% d'entre eux, la demande n'a pas abouti. Par ailleurs, 14% des enquêtés ne disposaient pas d'une assurance appropriée ou n'ont pas cherché à faire jouer d'assurance. « Le cancer a beaucoup plus de conséquences si on est pauvre, sans diplôme, et si on est une femme, résume avec indignation le Dr Noëlle Lasne, médecin du travail.
Reprendre une vie normale
Mais des aspects positifs se dégagent aussi des résultats de l'enquête. La perception de la maladie change. 43% des personnes interrogées se disent « guéries » au bout de deux ans. Le cancer qui était perçu comme une maladie incurable et mortelle, devient peu à peu une maladie chronique aux yeux des patients. « C'est une bonne nouvelle, cela montre que les malades croient de plus en plus à une vie après, souligne Damien Dubois, ancien malade et président de l'association Jeunes Solidarité Cancer. Ce constat implique qu'il faut anticiper la vie après la maladie dès le diagnostic ». Pour le Pr Moatti, ce sentiment de guérison n'est pas « un effet d'ignorance », la moitié des enquêtés n'était pas en phase de rémission en 2004, le résultat prouve que la notion de guérison est interprétée différemment entre les patients et les médecins. "Pour un patient la guérison, c'est le fait de se sentir bien, d'avoir des projets, de reprendre une vie normale, indique Nicole Zernik, présidente de l'association « Europa Donna ».
D'une manière générale, « les patients n'ont plus peur du mot cancer, interprète le Pr Moatti, 8 patients sur 10 déclarent utiliser le mot cancer. » Une des bonnes nouvelles de l'étude concerne les conséquences sur la vie privée. La survenue d'un cancer chez l'un des conjoints préserve, voire renforce le couple. 76% des personnes interrogées vivent en couple et toujours avec le même conjoint. 37% d'entre elles, estiment que le cancer a renforcé leur relation et 55% qu'il n'y a pas eu de conséquences. « Ce n'est pas ce que nous rapportent les femmes que nous rencontrons, témoigne avec obstination Sophie Ryckelynck, présidente de l'association « Essentielles ». « Les drames existent, notre étude ne les nie pas, seulement les chiffres relativisent ces réalités insupportables, tempère le Pr Moatti. 3,7% des personnes mariées de l'échantillon déclarent une séparation. Et 40% de ces séparations sont dues au décès du conjoint. » A propos des contacts entre les patients et les associations, seulement 5% des personnes interrogées ont déclarées avoir cherché du soutien auprès des associations.
9 personnes 10 annoncent recevoir des soutiens moral et matériel de la part de leur proches. D'après Chantal Cases, directrice de l'Irdes, qui a participé à l'initiation de l'étude, « les professionnels de santé contribuent aussi pour une part non négligeable à ce soutien moral et affectif » (cf. écouter). 34% d'entre eux déclarent en avoir reçu. Les relations avec le système de soins sont plutôt satisfaisantes. 85% des patients estiment avoir reçu une information suffisante. Mais pour 1 personne sur 5, le diagnostic n'a pas été annoncé en 2002, lors d'un face à face clinique avec un médecin, et un quart des enquêtés ont ressenti cette annonce comme trop brutale. "La généralisation des consultations d'annonce prévue dans le plan Cancer, reste, à mes yeux, encore beaucoup trop théorique, a déclaré la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot. Faute de moyens, parfois matériels, et surtout humains, en termes d'effectifs et de formation, seuls 40 à 80% des patients et de leurs proches en bénéficient."
« Plusieurs mesures du Plan cancer 2003-2007 ont depuis répondu à certaines attentes formulées par les patients interrogés dans le cadre de cette enquête, indique de son côté le Pr Dominique Maraninchi. Il sera indispensable d'en évaluer les effets lorsqu'elles seront effectives, et de ne pas occulter les inégalités présentes » conclue le président de l'INCa, qui souhaite le lancement d'une deuxième enquête de ce type afin de mener une évaluation rigoureuse de l'impact du Plan Cancer.
(1) Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees)