- Pourquoi Docteur : Vous menez une activité de sons palliatifs à domicile. Dans le contexte du débat sur la fin de vie, qu’est-ce que cette activité vous apporte comme expérience sur ce sujet ?
Dr Roland Lallemand : J’ai en effet cessé une activité libérale après 45 années d’exercice à Clichy -sous-Bois et j’ai eu le souhait de prolonger mon activité de soins palliatifs à domicile parce que j’’avais tout un groupe de malades qui arrivaient en fin de vie et j’ai toujours essayé le plus possible d’accompagner mes patients jusqu’à la fin.
Accompagner une fin de vie, c’est, pour le patient lui-même et pour les personnes qui l’entourent, d’une richesse d’humanité insoupçonnée. Et pour les médecins, cet accompagnement constitue à mes yeux le point le plus haut de l’activité médicale.
"Il est possible de prendre des chemins de traverse"
- Qu’est-ce que représente pour vous cet accompagnement ?
C’est une période de grands doutes, où l'on se pose vraiment des tas de questions, où l’on prend conscience de ce que représente la transgression : il y a certes la loi, des recommandations de bonne pratique, des protocoles mais on s’aperçoit que dans cette période de fin de vie, tout cela passe un peu au second plan et qu’il est possible de prendre des chemins de traverse.
- Qu’est-ce que vous entendez par ce terme « chemins de traverse » ?
Face à des situations qui sont à chaque fois différentes, un doute infini s’empare du médecin qui essaie de répondre au mieux aux attentes du malade. Quand je parle de chemin de traverse, de transgression, cela ne veut pas dire que l’interdit disparaît. Il reste bien présent, mais la transgression est bien là aussi : on sait très bien qu’en augmentant les antalgiques et les morphiniques en fin de vie, en toute conscience, on raccourcit cette vie. Ce sont toutes ces questions qui font la richesse de ces moments.
- Par quels actes, avec quels mots avez-vous accompagné vos malades ?
Chacun a sa manière de les appréhender, chaque fin de vie est unique, singulière, il ne peut pas y avoir d’attitude commune en fait. Mais dans l’accompagnement, il y a un moment de basculement qui est très important, c’est lorsque l’angoisse s’empare du malade, le moment où, inévitablement, il va falloir la traiter, lorsqu’il faut lui dire ‘on est arrivé au stade où il va falloir que l’on vous aide’. Là, il faut plus qu’un simple accord du malade, il faut s’assurer de son adhésion, de sa bonne compréhension des effets bénéfiques que l’on recherche, que cela fait partie de son combat. Il y a peu de mots, c’est plus dans les attitudes, les réactions, que les choses se disent.
"La nature humaine est combative !"
- Plus concrètement, pouvez-vous nous donner des exemples d’actions à l’approche de la fin de vie ?
Mon premier accompagnement, c’était en 1976, j’étais tout jeune médecin, je n’avais pas eu d’enseignement sur les soins palliatifs pendant mes études, j’ai appris sur le terrain. C’était une patiente à qui j’ai dû annoncer que l’on allait passer à a morphine pour la soulager. Quand je lui ai dit cela en lui expliquant ce qu’était la morphine, les doses progressives, les effets sur la douleur, sur la conscience, sur l’imagination même, que c’est l’infirmière avec laquelle je faisais équipe qui allait passer régulièrement pour donner les médicaments, faire sa toilette, aider à son alimentation mais que c’est moi qui ferai les injections, elle a acquiescé d’un regard et d’un serrement de main. La mort, sans que le mot soit prononcé, venait d’être évoquée et était rentrée lentement en elle. Par son regard prolongé, profond, résolu, suivi d’un lent battement des paupières, j’ai compris qu’elle me disait ‘Si vous voulez…’
- Vous racontez dans votre livre écrit avec Alain Cordier, vice-président du CCNE (Comité consultatif national d’éthique) 17 récits de fin de vie. Quels sont les éléments que l’on retrouve le plus souvent à des instants ?
Je raconte 17 récits de vie avec un point final inéluctable. Pour chacun de ces malades, je raconte leur vie, leur caractère, ce qu’était leur personnalité. Et je raconte leur combat parce que la plupart, même les gens que l’on considérait comme un peu dépressifs, angoissés, quand ils font face à des situations graves, leur personnalité se révèle et l’on s’aperçoit que la nature humaine est combative ! Mais il y a un moment, et cela est très net, où tous disent ‘écoutez, stop, j’en ai assez, pas d’acharnement thérapeutique, c'est fini’. A cet instant, on passe à autre chose, il y a un basculement, un moment de résignation.
- Et vous-même, qu’avez-vous ressenti dans ces moments ?
J’ai remarqué tout au long de la rédaction de ce livre que l’émotion que j’ai pu ressentir en accompagnant ces malades, elle est toujours là, elle ne disparaît pas, elle m’imprègne.
- Votre livre parait alors que la fin de vie fait l’objet d’un projet de loi qui doit être présenté au président de la République dans les jours qui viennent. Ce texte parle comme condition de la mise en œuvre d’une aide à mourir, notamment, de pronostic vital engagé à moyen terme. A quel moment un médecin peut avoir sur ce point un pronostic certain ?
C’est une question très importante. La loi actuelle, la loi Claeys-Leonetti parle de pronostic vital engagé à court terme pour introduire une sédation profonde et continue jusqu’au décès.
"Avancer l'heure de l'horloge"
Mais on doit s’interroger sur le temps qui peut être long entre la demande d’aide du malade incurable qui désire mourir et la mise en œuvre de cette sédation. Nous devons une réponse à ces malades dont la mort est programmée, inéluctable, et qui demandent de l’aide pour raccourci ce temps. Il y a une expression que j’aime beaucoup, c’est ‘avancer l’heure de l’horloge ‘. Lorsque le soin n’est plus une réponse, refuser l’aide demandée, c’est condamner les malades à la plus terrifiante solitude. Mais moyen terme, cela veut dire quoi ? Six mois, douze mois ? Ce qui compte le plus, c’est la question de l’accompagnement, c’est-à-dire comment vous accompagnez le malade à partir du moment où vous aussi, avec lui, vous voyez qu’effectivement les choses sont claires. Si sa décision est claire et qu’il veut en finir, est-ce que je vais me poser la question du court, moyen ou long terme ?
- Vous dites avec Alain Cordier que la loi doit évoluer. Pourquoi et comment ?
L’alternative n’est pas nécessairement entre pas de nouvelle loi ou une nouvelle loi qui réinvente tout ! Elle peut être aussi dans des modifications de la loi actuelle, en particulier sur les modalités du droit d’avoir une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès. Ce qui pose problème, c’est ce mot de ‘court terme’.
"Pour une fin de vie humaine", par Alain Cordier et Roland Lallemand, éditions Hermann