Deuxième maladie neurocognitive après la maladie d’Alzheimer, la maladie à corps de Lewy (MCL) concerne dix millions de personnes à travers le monde et 200.000 en France, dont les 2/3 ne seraient pourtant pas diagnostiqués. Ce 28 janvier est la première Journée mondiale dédiée à la pathologie, lancée conjointement par neuf associations de patients à travers le monde, dont l’Association des Aidants et Malades à Corps de Lewy (A2MCL). À cette occasion, Pourquoi Docteur s’est entretenu avec son fondateur Philippe de Linares, qui a accompagné jusqu’au bout sa femme atteinte de la maladie à corps de Lewy.
Pourquoi Docteur : Comment en êtes-vous venu à fonder l’A2MCL ?
Philippe de Linares : Je n’avais jamais entendu parler de la MCL avant que ma femme soit diagnostiquée, très tardivement, après des années d’errance diagnostique. Un jour, elle est subitement tombée en dépression, sans cause apparente. Elle a d’abord vu une psychiatre, puis une neurologue qui, en constatant des troubles moteurs, a diagnostiqué une maladie de Parkinson. C’est courant : la MCL est apparentée Parkinson si les premiers symptômes sont moteurs ou maladie d’Alzheimer s’ils sont cognitifs, et les médecins, rarement formés à la maladie, et voyant des malades avec des tableaux cliniques très différents, peuvent passer longtemps à côté du bon diagnostic. C’est finalement en consultant des sites américains et canadiens que je suis tombé sur les symptômes de la MCL, et j’ai suggéré à la neurologue que ce pouvait être cette maladie. Le diagnostic, enfin, était posé. Mais on a perdu énormément de temps : les premiers symptômes importants sont apparus en 2011, ma femme a été diagnostiquée en 2014 et elle est décédée en 2016. J’ai découvert que la maladie, que je pensais rare, est très fréquente. J’ai alors cherché à rencontrer d’autres familles concernées. Grâce à Internet, je suis entré en contact avec des personnes qui accompagnaient ou avaient accompagné un proche atteint de Lewy. Nous avons formé un groupe d’aidants, qui est devenue l’association A2MCL.
Pour être diagnostiqué de la MCL, il faut souffrir de troubles cognitifs et d’au moins un autre symptôme (troubles moteurs, visuels, du comportement...)
Quels sont les symptômes de la MCL ? Pourquoi est-elle si difficile à diagnostiquer ?
Les symptômes cliniques sont très différents d’un cas à l’autre, ce qui rend la maladie difficile à détecter, d’autant qu’elle n’a pas de biomarqueurs sûrs. Il y a les troubles cognitifs, de la concentration, de la vigilance, de l’attention, avec de très grandes fluctuations : le malade peut être concentré, attentif, en pleine forme, et brusquement ne plus rien comprendre, ne plus savoir où il est. On dit que c’est la « maladie des fluctuations ». Il y a également parfois les troubles moteurs, proches de ceux de Parkinson (tremblements, attitude un peu voûtée, voix affaiblie...). La MCL peut aussi se manifester par des hallucinations, en particulier visuelles : le malade se met à voir des choses absurdes, comme un lapin qui passe sur son bureau. Et ce n’est pas une maladie psychiatrique comme la schizophrénie, donc le malade, en début de maladie, a conscience de voir quelque chose qu’il ne devrait pas voir. Il sait que ces hallucinations sont une construction du cerveau. D’autres signes peuvent évoquer une MCL, comme une grande anxiété, une dépression sans cause ou encore la perte de l’odorat.
Il existe un autre symptôme cardinal, caractéristique de la MCL pour établir le diagnostic : les troubles du comportement en sommeil paradoxal. Le malade a des rêves très agités : il parle, il crie, il sort du lit voire de l’appartement, il répond même à des questions... alors qu’il dort. Ses rêves, qui sont souvent des cauchemars, sont alimentés par la réalité, mais il n’a pas les verrous musculaires qui, en temps normal, nous empêchent de bouger quand nous rêvons. Un jour, alors qu’elle était très diminuée, j’ai trouvé ma femme dans la cuisine en train de nettoyer le réfrigérateur et, quand elle m’a vu, elle m’a pris pour une menace et attrapé un couteau...
Pour être diagnostiqué de la MCL, il faut souffrir de troubles cognitifs et d’au moins un autre de ces symptômes.
Que se passe-t-il dans le cerveau quand on est atteint de la MCL ?
Le corps de Lewy, du nom du professeur allemand qui l’a découvert, est une accumulation anormale d’une protéine appelée l'alpha-synucléine. Ces corps de Lewy vont bloquer les transmissions, la communication entre les neurones. La maladie de Parkinson est aussi provoquée par des corps de Lewy mais ceux-là restent dans le tronc cérébral et ne s’attaquent qu’aux neurones dopaminergiques, liés aux troubles moteurs. Avec la MCL, ils se diffusent dans tout le cerveau (en particulier le cortex) et, en fonction de l’endroit (lobe frontal, lobe occipital...) vont entraîner différents symptômes : troubles du langage, des hallucinations, etc.
Le plus difficile à vivre pour les malades à corps de Lewy, c’est qu’ils sont envahis par la terreur, même lorsqu’il n’y a aucune raison.
Que disent ressentir les malades à corps de Lewy ?
Quand je leur demande ce qui est le plus difficile à vivre, ils me répondent presque toujours : « La peur, la panique. Même lorsqu’il n’y aucune raison, je suis envahi par la terreur. » C’est une terreur sans fondement, mais les malades sont, un peu comme les autistes, tellement hypersensibles qu’un simple éclairage trop fort ou une parole inappropriée peut déclencher un sentiment de panique, qui va entraîner des troubles du comportement, des délires paranoïaques, une agressivité...
Les patients souffrent également d’une grande frustration, car ils sont en réalité très lucides. Si on a parfois l’impression qu’ils sont perdus dans leur monde, on s’aperçoit en réalité le lendemain qu’ils sont capables de restituer des faits, des conversations qu’on a eues devant eux, à propos de leur hospitalisation par exemple. Cette lucidité vis-à-vis de la perte de leurs capacités et de leur autonomie est source de grande souffrance psychique.
Que peuvent faire les proches pour accompagner le malade ?
C’est difficile pour les aidants car à cause des fluctuations, on ne sait jamais ce qu’il va se passer l’instant d’après : la veille de son décès, ma femme me parlait comme je vous parle maintenant, alors que les quinze jours précédents, hormis quelques éclairs de lucidité, on ne pouvait presque pas communiquer, son état étant très avancé. Mon conseil, c’est de considérer la MCL comme la météo : lorsqu’il y a des orages, il faut faire le dos rond en espérant le soleil, et quand il fait beau, il faut en profiter, communiquer, faire des activités avec le malade tout en anticipant la prochaine pluie. Les aidants doivent se préparer à ces fluctuations, à toutes les éventuelles futures surprises que peut réserver la maladie. Ma femme a par exemple souffert du syndrome du Capgras, un trouble de l’identification où le malade prend son proche pour un sosie : je pouvais sortir d’une pièce, y revenir quelques secondes plus tard, et elle me demandait « Vous pouvez me dire où est mon mari ? ». C’est très déroutant pour les proches, surtout les premières fois. Connaître la maladie, avoir conscience de ce qu’il se passe réduit considérablement l’angoisse, tant pour l’aidant que le malade.
Y a-t-il des choses à éviter de faire/dire, comme avec certains malades d’Alzheimer ?
Les malades à corps de Lewy sont fluctuants, anxieux et très sensibles. Il faut donc avoir un comportement calme, patient et empathique. Un sourire, un geste peut suffire à les apaiser – je me souviens d’un médecin qui prenait la main de ma femme en lui disant « ça va aller », et elle allait tout de suite mieux. Il est primordial de les considérer comme ce qu’ils sont, malades mais très lucides, et surtout de ne pas les infantiliser.
Connaître la maladie, avoir conscience de ce qu’il se passe réduit considérablement l’angoisse, pour l’aidant et le malade.
Dans quelle mesure les traitements existants – non curatifs – sont-ils efficaces ?
Les traitements non médicamenteux (orthophonie, kiné, psychologue...) permettent de maintenir la qualité de la vie le plus longtemps possible. Il existe aussi des médicaments efficaces dans beaucoup de cas pour diminuer certains symptômes, comme la Rivastigmine ou le Donépézil. Mais comme on s’est aperçu récemment qu’ils étaient inefficaces contre l’Alzheimer, et que la MCL n’était pas considérée comme une maladie à part entière mais comme apparentée Alzheimer, ils ne sont plus remboursés par la Sécurité sociale depuis 2018. De manière générale, le traitement doit être fait sur mesure, en fonction des patients. Et les fluctuations de la maladie n’aident pas : quand un malade va mieux, on ne sait pas toujours si c’est dû à une éclaircie momentanée ou aux médicaments, et inversement quand il va mal.
Sait-on si le mode de vie ou l’hérédité peut augmenter les risques de développer la maladie ?
Comme toutes les maladies neurodégénératives, on connaît mal les causes. Certains pointent du doigt le mode de vie, les virus ou les facteurs environnementaux – une corrélation a déjà été observée, par exemple, entre les produits phytosanitaires utilisés par les agriculteurs et la maladie de Parkinson qui les touche durement.
Errance diagnostique, soins inadaptés... Il est urgent de sortir de cette terminologie de maladie « apparentée » Alzheimer ou Parkinson qui assigne les malades à corps de Lewy à être ce qu’ils ne sont pas.
Maladie non reconnue, peu enseignée aux soignants, mal diagnostiquée... Quelles sont les conséquences de ce « désintérêt » de la part des pouvoirs publics ?
D’abord, une errance diagnostique qui est source de grande souffrance : quand les malades et leurs aidants apprennent que c’est la MCL, ils se disent « Enfin ! ». Ensuite, un parcours de soins inadapté à la MCL : puisqu’ils sont apparentés Alzheimer, les patients sont par exemple internés dans des unités spécialisées Alzheimer, des unités protégées où ils seront enfermés et infantilisés, ce qui ne leur est pas du tout adapté. Même certains médicaments sont inadaptés, comme les neuroleptiques de première génération, parfois prescrits aux malades à corps de Lewy alors qu’ils peuvent avoir des effets secondaires graves, conduisant parfois au décès.
Qu’espérez-vous impulser avec cette première journée mondiale dédiée à la MCL ?
Nous attendons une prise de conscience de la part des autorités de santé, des soignants et du grand public. Il faut mettre en place des formations adaptées pour mieux accompagner les malades, restaurer le remboursement des médicaments spécifiques à la MCL, créer un vrai parcours de diagnostic avec dans chaque département un centre mémoire dédié à la maladie (comme il en existe pour l’Alzheimer)... Il est urgent de réaliser que la MCL est très fréquente et très spécifique, de sortir de cette terminologie d’« apparentée » qui assigne les malades à être ce qu’ils ne sont pas.