"Les études sur les traumatismes ont fait des progrès significatifs depuis les années 1990. Nous ne nous cantonnons plus seulement aux traumatismes causés par des événements horribles tels que le meurtre, les accidents de voiture ou les agressions sexuelles. La recherche a montré que certaines personnes subissent des traumatismes quotidiens à la suite d'événements tels que la violence familiale cyclique ou des formes insidieuses de microagression."
Même certains jeux vidéo, particulièrement violents, peuvent provoquer des émotions si intenses chez les joueurs qu’ils peuvent les traumatiser pendant de longues années, alerte le chercheur Samuel Poirier-Poulin, professeur au Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques de l'Université de Montréal (Canada).
Les jeux vidéo très violents peuvent brouiller la frontière entre fiction et réalité
Si des études antérieures ont montré que le plaisir des joueurs à avoir peur tient à la sécurité inhérente des jeux, au fait qu’ils ne soient jamais réellement en danger, le chercheur dit avoir vécu personnellement une tout autre expérience en jouant à "Spec Ops : The Line" et à "Cry of Fear", de violents jeux vidéo en "live-action role-playing", dans lesquels le joueur incarne physiquement un personnage dans un univers fictif ou inspiré du réel. "[Ces] jeux peuvent brouiller la frontière entre la fiction et la réalité, estime Samuel Poirier-Poulin dans un communiqué. Lorsque les deux mondes s’enchevêtrent, 'saignent' l'un dans l'autre, le joueur peut en souffrir."
Dans "Spec Ops", par exemple, le chercheur a été amené, pour terminer le jeu, à devoir utiliser du phosphore blanc, un incendiaire très controversé, pour détruire un camp ennemi... avant de s’apercevoir, "horrifié", qu’il a involontairement tué des civils. "C'est moi qui ai appuyé sur les boutons et largué les bombes. Que je sache ou non ce que je faisais, j'ai eu un rôle dans le meurtre de ces civils. Sur le plan rationnel, je savais que c’était absurde, que tout cela était virtuel... [Mais] le fait que j'aie ressenti le besoin de rationaliser ma culpabilité a démontré à quel point le jeu avait eu un effet 'réel' sur moi." Des expériences extrêmes comme celles-ci peuvent "laisser une marque durable sur le psychisme d'un joueur, même si elles sont fictives", affirme M. Poirier-Poulin.
Tuer le protagoniste que vous incarnez dans le jeu vidéo, "c’est comme vous tuer"
Dans le jeu d’horreur "Cry of Fear", le joueur développe un lien si fort avec le protagoniste, souffrant de dépression, que les émotions peuvent parfois "saigner" du personnage au joueur, selon le professeur. À un moment donné de l'histoire, par exemple, le joueur rencontre l'un des amis du protagoniste. Pendant quelques minutes, on a l’impression de pouvoir se détendre, d’être en lieu sûr. Mais ça ne dure pas : l'ami se suicide en sautant soudainement du haut d'un bâtiment. "Je me souviens m'être demandé pourquoi je jouais encore à ce jeu, alors qu'il ne m’a apporté que souffrance, comme au personnage principal", s’est interrogé Samuel Poirier-Poulin.
Pire, à la fin du jeu, le joueur doit éliminer... son propre personnage. Une véritable épreuve d’empathie : "Pendant une quinzaine d'heures, vous développez un lien étroit avec le protagoniste, vous voyez son histoire personnelle se dérouler lentement, vous vivez sa dépression avec lui. Et à la fin du jeu, vous devez étrangler votre propre personnage. Tuer le protagoniste que vous avez cherché à maintenir en vie tout au long du jeu, c'est comme vous tuer."
"C’est la combinaison de tous ces facteurs qui produit quelque chose de semblable à un traumatisme chez le joueur", conclut Samuel Poirier-Poulin. Le chercheur prévoit désormais d'analyser les commentaires des forums en ligne, tels que Steam et Reddit, où les gens du monde entier discutent de leurs vécus de jeux vidéo. Il a noté que d’autres joueurs de jeux controversés ont eu des expériences avant/après similaires, à commencer par "des émotions pénibles persistantes".