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Semaine de sensibilisation à la SEP

Sclérose en plaques : « Je me suis retrouvé peu à peu enfermé dans mon corps »

Par Stanislas Deve

Atteint de sclérose en plaques depuis plus de 40 ans, Jacques Coppey est aujourd’hui quasi entièrement paralysé et dépendant des autres. L’octogénaire raconte son expérience de cette maladie "lente et sournoise" qui, malgré tout, lui a beaucoup appris.

KatarzynaBialasiewicz / istock
Jacques Coppey, 84 ans, souffre d’une sclérose en plaques depuis l’âge de 37 ans. Tout a commencé par "une faiblesse bizarre dans la jambe gauche, qui refusait le contact avec le sol". "Mon périmètre de marche s’est progressivement rétréci [...] Mes jambes n’avaient plus l’influx nerveux moteur suffisant, plus de 'jus'."
Diagnostiqué vingt ans plus tard, Jacques est aujourd'hui paralysé du corps tout entier à l'exception d'une main. "En état de dépendance totale", c'est principalement sa femme Maïté qui s'occupe de lui. "Ce n’est pas commode à vivre, mais je crois qu’on s’habitue à tout. Et puis, je n’ai pas de douleur, je dors très bien la nuit."
Comme son corps lui fait défaut, il fait "marcher son cerveau à pleine puissance" en travaillant sa mémoire, en lisant, en jouant aux échecs, en regardant des documentaires et en se passionnant pour la physique. "On peut s’enfermer dans une pensée morbide ou, au contraire, toujours chercher la lumière, tenter de faire des choses, pour dédramatiser un peu la situation."

Pour Jacques Coppey, 84 ans, tout a commencé "de façon étrange", le 13 avril 1977. À l’époque en pleine activité de médecin et de physicien, il dirigeait un laboratoire à l’Institut Curie en tant que virologue. "Alors que j’étais au labo, j’ai entendu une explosion qui venait de l’école de chimie, que je voyais par la fenêtre. Un grand incendie qui, je l’apprendrai plus tard, a fait plusieurs victimes. Le bruit, d’une violence inouïe, m’a projeté instantanément en 1943 à Dole, dans le Jura, où je suis né, à l’exact moment où un arsenal avait été explosé par les Allemands. J’avais 3 ans. J’avais oublié ce choc, le souvenir m’est subitement revenu avec ce bruit. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais c’est juste après cet événement que les troubles sensitifs ont commencé, très insidieux au départ."

"Mes jambes n’avaient plus l’influx nerveux moteur suffisant, comme s’il avait été dévoré"

Comme beaucoup de patients atteints de la sclérose en plaques (SEP), c’est dans les membres inférieurs que la maladie neurodégénérative s’est manifestée pour la première fois. "Je ressentais une faiblesse bizarre dans la jambe gauche, qui ne répondait pas bien. Elle refusait le contact avec le sol, elle n’en voulait pas. Et cela n’a fait qu’empirer." Quelques années plus tard, il décide de gravir le mont Pelvoux, environ 2.400 mètres de dénivelé, mais il est contraint de faire la redescente sur sa seule jambe droite, "presque à cloche-pied, tellement la gauche était épuisée et n’arrivait pas à prendre appui". Pas facile à accepter pour le jeune homme "très sportif", joueur de tennis et bon skieur, qu’il était à l’époque.

"Mon périmètre de marche s’est progressivement rétréci, alors qu’avant, je filais à toute allure. Non seulement je n’arrivais plus à marcher vite et droit, mais je ne pouvais plus marcher et parler en même temps car je devais me concentrer sur mes pas, conscientiser tous mes gestes, qui n’étaient plus automatiques. Je n’étais plus sûr de mon ensemble. Au bout de quelques centaines de mètres, mes jambes n’avaient plus l’influx nerveux moteur suffisant, comme s’il avait été dévoré. À tel point que je n’osais plus marcher de grandes distances : entre chez moi et le laboratoire, je devais repérer les bancs sur le chemin pour pouvoir m’asseoir et faire des pauses. Ce n’est pas une question de force, de muscle, mais de 'jus' : je n’avais plus de 'jus' dans les jambes."

"C’est venu doucement, par couches successives, un peu comme 'La Métamorphose' de Kafka"

Malgré ces bugs moteurs et sensitifs, Jacques a attendu longtemps, "près de 20 ans", avant de consulter un médecin du sport – "On a tendance à refuser ce qui nous arrive..." Renvoyé chez un neurologue, il est hospitalisé pour une batterie de tests, dont des IRM et des ponctions lombaire et cervicale. "Mais les résultats n’ont rien montré, il n’y avait rien de pathognomonique, de caractéristique. À l’époque, diagnostiquer la SEP était très difficile." Avec le temps, la maladie, "lente et sournoise" à ses débuts, a gagné du terrain. "Mes mouvements sont devenus de plus en plus limités, je me suis retrouvé peu à peu enfermé dans mon corps. C’est venu doucement, par couches successives, un peu comme 'La Métamorphose' de Kafka. Au bout d’un moment, les muscles de mes jambes ont fondu, je n’arrivais même plus à les lever, et encore moins à marcher."

Le 15 juin 2003 exactement, alors qu’il "ne parvien[t] plus à mettre un pied devant l’autre", il se souvient avoir "arrêté d’essayer". C’est seulement à cette période-là que le diagnostic de la SEP est officiellement posé : il est atteint d’une forme rémittente, la plus courante, celle qui évolue par poussées. S’ensuit pour le sexagénaire, dorénavant en fauteuil roulant, un parcours du combattant à travers plusieurs centres de rééducation pour tenter de relancer la machine, ou du moins ralentir la progression de la pathologie. "Mais je lâchais, mon corps ne voulait plus. Ce n’est pas une maladie dont on guérit. Quand les symptômes vous tombent dessus, vous ne pouvez rien faire, les forces de l’influx nerveux moteur finissent par vous quitter. Il y a un déterminisme un peu inexorable avec cette pathologie."

"Cet état de dépendance totale n’est pas commode à vivre, mais je crois qu’on s’habitue à tout"

Aujourd’hui, Jacques est paralysé du corps tout entier ou presque : il n’a plus que la main droite "à peu près valide". Dans son appartement du VIe arrondissement de Paris, situé au cinquième étage sans ascenseur auquel il accède par un monte-escaliers, il vit presque constamment couché, sur un lit médicalisé et un matelas anti-escarres dont le moteur émet un léger ronflement. Des photos de ses trois enfants et six petits-enfants décorent les murs de sa chambre. Son épouse Maïté s’occupe de lui au quotidien – "Elle est magnifique, cela me rend très triste de lui imposer ça" – et une infirmière passe régulièrement lui administrer ses traitements. "Je suis en état de dépendance totale, souffle-t-il. Ce n’est pas commode à vivre, mais je crois qu’on s’habitue à tout. Et puis, je n’ai pas de douleur, je dors très bien la nuit."

La nuit, l’octogénaire ne fait plus que deux types de rêves. "Dans l’un, je marche normalement, dans l’autre je ne peux plus lever les pieds, je m’enfonce dans le sol. C’est soit l’un, soit l’autre. D’après mon interprétation, c’est un combat subtil entre le conscient et l’inconscient : je suis pris entre l’injonction de mon conscient qui me dit 'tu ne peux pas marcher' et l’injonction de mon inconscient qui me dit 'tu peux marcher, simplement tu te l’interdis'. Évidemment, lorsque je me réveille d’un songe où j’ai marché, c’est très frustrant. J’en ai presque les larmes aux yeux."

"Comme je ne bouge pas, j’ai décidé de faire marcher mon cerveau à pleine puissance"

Si le corps de Jacques Coppey est "aux abonnés absents", son esprit, lui, est bien là. Et il s’en sert plus que jamais. "Comme je ne bouge pas et que j’ai le temps de penser, j’ai décidé de faire marcher mon cerveau à pleine puissance. Par exemple, j’entretiens tous les jours ma mémoire, comme un muscle. Elle est devenue infaillible, j’arrive à me rappeler des noms de personnes que je n’ai pas vues depuis 60 ans." Lire, écouter des émissions, jouer aux échecs sur sa tablette, regarder des documentaires... Tout est bon pour stimuler la cognition (et accessoirement se divertir), estime l’ancien scientifique, bien conscient que "vivre avec une SEP aujourd’hui, avec le numérique à portée de main, est quand même moins difficile qu’il y a 40 ans". Les "questions pour Google" qu’il pose parfois à son assistant vocal "Alexa" viennent comme confirmer ses propos.

L’astrophysique et la physique quantique – "l’infiniment grand et l’infiniment petit" – font partie de ses sujets favoris pour nourrir son cerveau qui en redemande. Il a même un livre en cours d’écriture qui s’intitule "Planète Vie : Pépite cosmique" et traite "des circonstances extraordinaires qui font que la vie existe dans un univers pourtant si hostile". La tête vers les étoiles, une manière de se rassurer dans sa condition ? "Absolument ! On est très peu de choses par rapport aux ordres de grandeur de l’astrophysique. Cela me remet immédiatement dans le vent, à égalité avec tous ceux qui marchent normalement."

La maladie de Jacques lui a "tout appris", d’une certaine manière. "Les expériences comme celle que je vis nous révèlent des dimensions qu’on ignore lorsque tout va bien... C’est désormais une évidence à mes yeux : nous avons tous en nous une richesse, une conscience qu’on peut faire progresser toute la vie, même quand on ne marche pas." Même dans l’adversité, le vieil homme semble avoir conservé son humour (il connaît des dizaines et des dizaines de blagues), une certaine joie de vivre et de parler, une sorte d’optimisme à toute épreuve. "C’est une liberté, quelque part. La preuve qu’il reste toujours quelque chose... On peut s’enfermer dans une pensée morbide ou, au contraire, toujours chercher la lumière, tenter de faire des choses, pour dédramatiser un peu la situation."