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L'interview du week-end

« L’hôpital psychiatrique est le thermostat qui mesure le degré de fonctionnement ou de dysfonctionnement d’une société »

Par Stanislas Deve

Chef de service en psychiatrie en Seine-Saint-Denis, le Dr Fayçal Mouaffak dresse un tableau préoccupant de la santé mentale de la population du département et des difficultés auxquelles sont confrontés les soignants.

shironosov / istock

Dr Fayçal Mouaffak est chef de service à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), qui dessert les communes de Stains, La Courneuve ou encore Dugny, "particulièrement pauvres et sinistrées". Dans son ouvrage Journal d’un psychiatre de combat en Seine-Saint-Denis, paru en 2024 aux éditions Fayard, il évoque les situations difficiles auxquelles doit faire face la psychiatrie dite de secteur.

Pourquoi Docteur : Pourquoi vous qualifiez-vous de "psychiatre de combat" ?

Dr Fayçal Mouaffak : C’est un combat au quotidien. Il faut lutter contre la maladie, mais aussi les difficultés sociales des patients, les incohérences du système, la désaffection de nos confrères, la stigmatisation que nos patients et nous-mêmes, soignants, subissons. J’ai l’impression de vivre dans une série, avec tous les jours un épisode. Le terme "accompagnement" colle bien à la réalité du terrain. Les patients en psychiatrie sont des patients qu’on guérit rarement, qu’on soulage parfois et qu’on accompagne toujours, selon l’adage attribué à Ambroise Paré. Ici, en Seine-Saint-Denis (SSD), ce sont des gens qui cumulent des troubles mentaux avec la malchance, les malheurs de la vie.

Troubles mentaux, carences sociales... Comment se manifeste cette accumulation des peines dans votre hôpital ?

En premier lieu, il y a la parole. On se rend compte à quel point acquérir le verbe, le logos, est primordial dans le devenir d’une personne. C’est une soupape. Venir d’une famille qui ne parle pas en français, ou le maîtrise mal, génère de profondes carences éducatives, matérielles, affectives. Résultat, certains patients n’ont pas la capacité d’exprimer leurs émotions, leur mal-être, leurs exigences... On entend parfois dire que les populations de SSD consomment toutes les allocations sociales, alors que la majorité sont en incapacité même de formuler une demande, de remplir un formulaire, et n’obtiennent donc pas les aides auxquelles elles ont droit. Si nous, médecins, ne faisons pas les demandes à leur place, ils ne le feraient jamais !

Chaque jour aux urgences, on aura au moins trois patients qui arriveront agités, insultants, persécutés, délirants, atteints d’hallucinations... Il y a donc un énorme décalage avec certains confrères en libéral qui pratiquent une psychiatrie mondaine.

Cette psychiatrie "de combat" s’oppose, selon vous, à la "psychiatrie mondaine" que peuvent exercer vos confrères installés en libéral...

Chaque jour aux urgences, on aura au moins trois patients qui arriveront agités, insultants, persécutés, délirants, atteints d’hallucinations... Des patients que l’on devra éventuellement attacher pour éviter qu’ils se fassent mal ou blessent d’autres personnes. Il y a donc un énorme décalage avec certains confrères en libéral qui pratiquent une psychiatrie mondaine : ils suivent des gens confortables, aisés, en souffrance certes, mais avec des préoccupations plus existentielles, qui n’ont pas forcément besoin de médicaments. C’est presque de la bobologie psychiatrique, ce n’est pas du tout comparable avec mon travail.

Le milieu de la psychiatrie est en crise, souffrant d’un manque de moyens humains et financiers alors que les troubles mentaux augmentent. Comment cela se traduit-il dans les services ?

La psychiatrie est désertée. Les chiffres montrent qu’il y a aujourd’hui plus de départs à la retraite que d’entrées dans la profession. Il y a donc beaucoup de postes vacants, certains services tournent à 25 % d’effectif médical. On ne parvient ni à recruter ni à maintenir les soignants. Je pointe à la fois le désenchantement généralisé pour le service public (la valeur "servir autrui" ne vertèbre plus une bonne partie des médecins), mais aussi la réforme de l’internat, avec l’obligation faite aux internes d’effectuer plusieurs passages dans des services universitaires aux dépens des services de secteur. Cela devait, à terme, améliorer la formation des médecins, mais cela fut contre-productif : on constate finalement que les internes ont une vision négative de la psychiatrie de proximité, considérée comme de deuxième catégorie, et préfèrent soit trouver un poste dans un service universitaire, soit s’installer en libéral. On nous a coupé l’herbe sous le pied.

La psychiatrie de secteur est le dernier recours : nous prenons en charge les patients que les autres ne peuvent pas ou ne veulent pas prendre en charge.

Pourquoi la psychiatrie de secteur est-elle si importante ?

C’est le dernier recours : nous prenons en charge les patients que les autres ne peuvent pas ou ne veulent pas prendre en charge. La psychiatrie de secteur est un pilier, un garant de la cohésion sociale en SSD. Sans elle, la fracture sociale serait tellement plus profonde que le département sombrerait. L’hôpital public, dans ces territoires dits "perdus", incarne l’Etat. Sa disparition, c’est la disparition de la norme, de la loi. On ne peut pas exiger de la population de respecter des règles et d’être civiques, si l’hôpital, c’est-à-dire le droit d’accès à la santé, est dysfonctionnel. Ces territoires ne sont perdus que parce qu’on les a abandonnés. J’estime que c’est justement l’endroit où les médecins doivent s’installer et s’investir en force. Il est donc urgent de relancer la foi, de revaloriser la confiance dans l’hôpital public – et le service public en général. Ce n’est pas une pompe à fric, comme on l’entend parfois, mais une matrice pour une société saine et cohérente. En faisant de la bonne médecine, on change la chose publique, donc on fait de la politique.

"On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses marges, ses fous et ses déviants", selon le psychiatre Lucien Bonnafé. En quoi l’hôpital psychiatrique (HP) est-il une sorte de miroir de la société ?

C’est le thermostat qui nous permet de mesurer le degré de fonctionnement ou de dysfonctionnement d’une société. Quand celle-ci va mal, on peut l’anticiper dans les hôpitaux psychiatriques, car ce sont eux qui voient arriver les plus démunis, les derniers de cordée. Typiquement, pendant la période de la Covid, les premiers arrivés en HP, pour des délires ou des tentatives de suicide, ont été les chauffeurs de VTC, les livreurs en tout genre – aussi bien de pizzas que de cannabis. Et pour cause, ce sont souvent des personnes très précaires, des migrants sans papiers, qui vivent au jour le jour, et qui ne vivent que parce qu’ils travaillent. Le jour où un confinement les empêche de se déplacer, les prive des 50 euros quotidiens qui leur permettent de manger et de payer le loyer, elles s’effondrent.

Certains patients, que je suis amené à voir sur réquisition de la police, considèrent même le milieu psychiatrique comme pire que la prison.

Quelles ont été les autres répercussions de la Covid ?

Nous avons été ensevelis sous une vague de patients montrant les tableaux cliniques les plus sévères. L’hôpital, déjà engourdi par la réorganisation des structures pour limiter la contagion, s’est retrouvé débordé, avec des patients attachés sur des brancards pendant plusieurs jours dans l’attente d’un lit. Cela nous a confrontés à une énorme incohérence entre nos valeurs de soins et la maltraitance qu’on pouvait infliger aux patients, à leurs familles. Ainsi qu’à nos soignants, car lorsque je demande à un infirmier de renouveler la contention d’un patient ou de le sédater, je lui inflige une certaine torture, un peu comme l’expérience de Milgram : il obtempère les premières fois, mais au bout d’un moment, il s’interroge, car c’est quand même à lui d’exécuter le geste, d’être en contact avec les malades et leurs proches. Cela explique d’ailleurs pourquoi les hôpitaux se sont vidés dans la foulée de l’épidémie.

Vous évoquez aussi une grande défiance des patients et de leur entourage vis-à-vis de l’HP, certains parlant de "flics en blouse blanche". Comment l’expliquer, alors que vous êtes là pour les aider ?

La psychiatrie a dans son ADN une dimension de défense sociale. Jusqu’en 1937, elle était affiliée au ministère de l’Intérieur et incarnait davantage la fonction de police que de soin. C’est seulement après qu’elle est devenue un organe de la Santé. On peut citer également l’influence des films, qui dépeignent les psychiatres et les HP d’une certaine façon. Cette représentation des "flics en blouse blanche" a évolué avec la psychanalyse, avec la culture du soin psychiatrique, mais la dimension répressive de la psychiatrie, oppressive parfois, est restée dans les esprits, avec des médecins qui sont là pour veiller sur l’ordre, capables de vous enfermer, de vous attacher, de vous mettre dans le coma. Par ailleurs, une hospitalisation en psychiatrie sur le "CV" peut vous pénaliser dans cette société, qui demeure à mi-chemin entre l’individualisme et la vie de quartier, un peu clanique, communautaire : la personne qui tombe malade psychiatriquement est tout de suite identifiée comme un "cas social", incapable d’être autonome, de faire quoi ce soit, même pas dealer... Certains patients, que je suis amené à voir sur réquisition de la police, considèrent même le milieu psychiatrique comme pire que la prison. Non pas que l’HP soit un endroit particulièrement sinistre, mais parce que l’image qu’ils en gardent fait que, dans notre société, il vaut mieux être un délinquant en prison qu’un malade mental en HP.

La psychiatrie est une guerre éclair, pas une guerre des tranchées : il faut traiter tout de suite, frapper vite et fort pour réduire la souffrance, les délires, les hallucinations du patient, et ensuite passer la main à un service moins contraignant.

Quelles sont, selon vous, les priorités pour reconstruire le milieu de la psychiatrie ?

Ce n’est pas tant une question de moyens, mais plutôt de réorganisation et d’état d’esprit. Il faut mieux prendre en charge la psychiatrie aiguë, celle qui entoure les urgences. Les urgences psychiatriques ont longtemps été considérées comme le maillon faible : on y place les psychiatres les moins expérimentés, les derniers arrivés, alors qu’il y faudrait les plus chevronnés. Car, les urgences étant le point d’entrée dans l’hôpital, c’est là où on peut agir pour réduire l’encombrement des services et offrir des alternatives à l’hospitalisation, articulées avec le service ambulatoire, les dispensaires, les hôpitaux de jour. Beaucoup d’entrées à l’HP n’ont pas lieu d’être : les psychiatres font jusqu’à 50 % d’hospitalisations dans les services d’urgences, là où les autres spécialités en font à peine 15 %. Il faudrait donc mieux former les soignants, en créant une nouvelle filière universitaire dédiée à la psychiatrie d’urgence, comme on l’a fait pour la psychiatrie de l’enfant, de l’adolescent, du sujet âgé... Si on prend en charge immédiatement les patients, on peut les soigner rapidement, libérer des places, limiter le recours aux mesures coercitives (contention, isolement...). La psychiatrie est une guerre éclair, pas une guerre des tranchées : il faut traiter tout de suite, frapper vite et fort pour réduire la souffrance, les délires, les hallucinations du patient, et ensuite passer la main à un service qui peut l’accompagner dans un cadre beaucoup moins contraignant. L’hospitalisation n’est pas la solution, seulement la moins pire des solutions. Le sens de l’histoire, c’est la fin de l’hôpital psychiatrique, avec des malades atteints de troubles mentaux qui sont soignés à l’hôpital général pendant un temps donné, puis qui rentrent chez eux, comme après une chirurgie.