Oncologue et Professeur des universités au CHU de Tours, le Pr Claude Linassier dirige le pôle prévention, organisation et parcours de soins à l'Institut national du cancer.
Pourquoi Docteur : Si les cancers du sein sont fortement liés à certains facteurs tels que l’âge ou l’hérédité, il est, comme de très nombreux cancers, aussi associé à nos habitudes de vie. Peut-on le prévenir en les changeant ?
Pr Linassier : Certains facteurs sont en effet spécifiques aux cancers du sein, mais il faut bien comprendre qu’il y a aussi des facteurs plus génériques, qui confèrent un surrisque de cancer pour beaucoup de tumeurs : le tabac, l’alcool, une alimentation déséquilibrée, l’exposition aux rayonnements UV, le manque d’activité physique... Ces facteurs exogènes toxiques favorisent la genèse du cancer, et notamment de cancer du sein. Il y a plus de 61.000 nouveaux cas de cancers du sein chaque année en France. Si l’on considère ces facteurs liés au mode de vie, on estime que 8.000 de ces cas sont attribuables à l’alcool, 4.500 au surpoids et à l’obésité, 2.500 au tabac, 2.300 à une mauvaise alimentation et 1.700 à un manque d’activité physique. Sachant que les facteurs de risque se cumulent souvent : par exemple, moins on se nourrit bien, plus le risque de surpoids augmente et plus il sera plus difficile d’avoir une activité physique suffisante.
Pourquoi l’alimentation influence-t-elle spécifiquement le risque de cancer du sein ?
C’est avant tout la suralimentation qui semble problématique : elle est responsable de la prise de poids, et cette prise de poids est à l’origine de ce qu’on appelle une hyperœstrogénie, puisqu’il y a un métabolisme des œstrogènes au niveau de la graisse. Or cette hyperœstrogénie prolongée va stimuler en continu les organes sexuels secondaires, dont le sein, et ainsi participer à la cancérogenèse. Toute l’alimentation qui va générer un surpoids, voire une obésité (produits ultra-transformés, sucre...) va donc contribuer à augmenter le risque de cancer mammaire. Il est donc conseillé d’avoir une alimentation variée, avec cinq portions de fruits et légumes par jour, des céréales complètes, peu de viande rouge. Il est également recommandé d’éviter au maximum les produits ultra-transformés dont la consommation en grande quantité a été corrélée à une augmentation de cancer du sein.
Au vu des estimations épidémiologiques dans les pays industrialisés, environ 15 % des cancers du sein sont liés à la consommation régulière d’alcool.
Il faut bien comprendre qu'aucun régime "miracle" ne protège ou guérit le cancer, notamment le jeûne alimentaire, qui risque de mettre la santé en danger. Les promoteurs de ces pratiques se réfugient derrière des "preuves" pseudo-scientifiques, mais sont surtout guidés par l’appât du gain. Je vous renvoie vers la Miviludes qui, en France, est chargée de traquer ces dérives sectaires.
A quel point l’activité physique peut-elle prévenir le risque de cancer du sein ? Et vers quelle activité se tourner : perdre du poids, prendre du muscle... ?
Il n’y a pas nécessairement d’exercice spécifique, il faut surtout une activité physique régulière et lutter contre la sédentarité : pratiquer au moins 30 min d’activité physique par jour, prendre les escaliers, marcher... A cela peut s’ajouter une heure d'activité d’intensité plus soutenue le week-end, mais il est nécessaire d’adapter l’activité en fonction de ses aptitudes.
Dans quelle mesure le tabac et l’alcool sont-ils parmi les plus gros facteurs de risque de cancer du sein ?
Au vu des estimations épidémiologiques dans les pays industrialisés, environ 15 % des cancers du sein sont liés à la consommation régulière d’alcool. Même une consommation modérée peut faire courir des risques. Il est aujourd’hui conseillé de ne pas dépasser deux verres d’alcool par jour, ou dix verres par semaine, quel que soit le type d’alcool. D’abord, l’alcool a une toxicité directe. Elle est également très calorique et favorise le surpoids, l’accumulation de graisses, un métabolisme accru des œstrogènes et une hyperœstrogénie.
La majorité des femmes n'ont pas conscience du lien entre l'alcool, la prise de poids et l’augmentation de risque de cancer du sein, alors qu’il est bien intégré dans les esprits que l’alcool est lié au cancer du foie et à des maladies hépatiques. C’est oublier qu’un facteur de risque comme l’alcool, est souvent impliqué dans le développement de nombreuses maladies. Le tabac, par exemple, ne favorise pas seulement le cancer du poumon, mais également 17 autres localisations de cancers : cancers ORL, mais aussi de la vessie, du col de l’utérus, du sein ou encore du pancréas.
Certains perturbateurs endocriniens ont clairement un potentiel risque cancérigène.
Quels sont les facteurs de risque gynécologiques associés aux cancers du sein ? On sait notamment que l’âge de procréation ou l’allaitement peuvent jouer un rôle...
Oui, ce sont des facteurs de risque naturels. C’est encore une question d’œstrogènes : si une femme a des règles précoces ou une ménopause tardive, par exemple, cela augmente la durée d’exposition aux œstrogènes, donc le risque. De même, la prise continue d’œstrogènes, dans le cadre du traitement hormonal substitutif de la ménopause (THM), augmente le risque de développer un cancer du sein, en particulier lorsque la durée du THM dépasse 5 ans. C’est pourquoi en 2023, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a émis des recommandations restreignant l'usage des THM à des traitements sur de courtes périodes et uniquement en cas de troubles de la ménopause entrainant une altération de la qualité de vie. Un autre facteur gynécologique est la nulliparité : les femmes qui n’ont pas d’enfant sont, du fait de l’absence de renouvellement de la glande mammaire, davantage à risque de cancérogenèse. En revanche, nous savons que l’allaitement, lorsqu’il est possible et que la femme le souhaite, a un effet protecteur.
Moins connus, ce sont les risques de cancer du sein liés aux cosmétiques. Par exemple, certains déodorants contenant des sels d’aluminium sont-ils vraiment cancérigènes, comme l’affirment certaines études ?
Aujourd’hui, aucune étude n’a permis de confirmer une relation de causalité entre les sels d’aluminium dans les déodorants et les cancers du sein. En revanche, le processus de production de l’aluminium, est lui suspecté d’être en lien avec un risque accru de cancer du poumon et de la vessie chez les travailleurs y étant exposés pendant au minimum dix ans. Mais nous sommes là dans une exposition différente. D’une manière générale, il faut faire attention aux fausses informations qui circulent, comme par exemple la rumeur selon laquelle porter un soutien-gorge à armatures favoriserait le cancer. C’est complètement faux.
Qu’en est-il des perturbateurs endocriniens, comme les phtalates, les parabènes et les phénols, qui sont dans les cosmétiques – entre autres produits industriels ?
De nombreuses études s’intéressent à l’impact des perturbateurs endocriniens, qui sont partout, de la bouteille en plastique aux médicaments en passant par les cosmétiques, comme des shampoings ou des rouges à lèvres. Certains ont clairement un potentiel risque cancérigène. Mais, ces perturbateurs étant partout, il est difficile de mener des études épidémiologiques qui comparent des populations témoins, totalement vierges de ces perturbateurs, avec des populations qui y sont exposées.
La meilleure prévention du cancer du sein reste de se faire dépister. Détecté tôt, le pronostic de survie à 5 ans est de plus de 90 %.
De nombreux produits chimiques courants, contenant ces perturbateurs endocriniens, sont suspectés de favoriser les cancers du sein. Une récente étude en a dénombré plus de 900, dans l’alimentation, les boissons, les médicaments... Comment passer à côté ?
Le problème est que les législations sont assez mouvantes : quand un perturbateur endocrinien dont la nocivité a été prouvée est banni, il est fréquent qu’il soit remplacé par d’autres produits non interdits, mais qui peuvent s’avérer aussi toxiques... C’est un problème de santé publique complexe qui ne doit pas faire oublier les toxiques que l’on peut éviter comme le tabac ou l’alcool.
Si l’on suit à la lettre toutes ces recommandations d’hygiène de vie, de combien peut-on espérer réduire son risque de développer un cancer du sein ?
Les facteurs de risque évitables des cancers du sein sont connus : la nocivité du tabac, de l’alcool ou encore un manque d’activité physique ont été démontrés de manière statistique. Mais nous n’avons pas la possibilité de dire, pour une personne donnée, que les interventions sur le mode de vie vont réduire ses risques de 10 ou de 20 %. Il n’existe pas de risque 0. Il faut d’essayer d’avoir la vie la plus normale et la plus saine possible, en évitant de s’exposer aux produits toxiques comme l’alcool et le tabac. Mais la meilleure prévention des cancers du sein reste de se faire dépister. Pour rappel, tous les cancers ne sont pas dépistables il n’existe que 3 localisations pour lesquelles un dépistage national est organisé : le sein donc, le col de l’utérus et le cancer colorectal.
Un peu moins d’une femme sur deux de 50 à 74 ans a réalisé un dépistage des cancers du sein entre 2022 et 2023. Comment convaincre les autres ?
Il faut déjà rappeler que dans la majorité des cas, aucune anomalie ne sera détectée et la femme qui a réalisé un dépistage sera alors rassurée. En cas de diagnostic d’un cancer du sein (7 femmes sur 1.000 dans le cadre du dépistage organisé des cancers du sein), le diagnostic pourra être réalisé à un stade précoce, ce qui va permettre des traitements moins lourds car les tumeurs sont de plus petite taille. Et dans ce cas, 9 femmes sur 10 seront toujours en vie 5 ans après le diagnostic ; elles ne seront que 26 femmes sur 100 si la maladie est diagnostiquée à un stade avancé avec notamment des métastatses. Pour ces femmes, les traitements seront souvent lourds (chimiothérapie, ablation du sein...). Il ne faut surtout pas attendre les symptômes pour se faire dépister.