"Tout a commencé à l’âge de 9 ans. Je voyais moins bien de l’œil gauche, mais je ne m’en étais pas rendu compte, car mon corps s’était adapté. Progressivement, ma vue a aussi baissé au niveau de l’œil droit. À douze ans et demi, je suis devenue malvoyante", se souvient Céline, aujourd’hui âgée de 45 ans. En cause ? Un décollement de la rétine bilatérale dont sa mère, aussi myope, ses trois cousins germains et son grand-oncle étaient également atteints. "Les médecins avaient évoqué une prédisposition génétique, mais celle-ci n’a jamais été cherchée, ni prouvée. À l’issue de cette réduction brutale de mon acuité visuelle, j’ai été opérée à onze reprises, dont six fois en juillet et août 1991." La Parisienne a bénéficié d’un cerclage scléral, une procédure de réparation qui consiste à fixer un morceau de silicone ou une éponge sur le blanc de l'œil. "À l’époque, ce qui comptait le plus, c’était la réussite médicale et non le confort du patient. Mais, étant donné que j’avais trop mal, on a dû me l’enlever au bout de deux jours." En parallèle, l’adolescente développe un glaucome, qui provoque des douleurs, et une uvéite (une inflammation du tractus uvéal) à l’œil droit.
Malvoyance : "Cela m’a aidé à grandir plus vite que les autres et surtout à m’affirmer"
Ayant des douleurs, des taches de couleurs sur son champ de vision et n’apercevant pas bien ce qu’elle a devant elle, la jeune fille prend des traitements, notamment de la cortisone, qui lui "fait prendre du poids et du volume". En outre, elle est contrainte d’utiliser de nouveaux outils pour mieux voir. "Étant donné que l’école n’était pas adaptée aux problèmes auxquels je faisais face, mes parents, qui étaient particulièrement aidants et facilitants, m’ont payé une loupe que j’utilisais pour écrire. Ils ont aussi acheté des loupes montées sur lunettes chez l’opticien, ce qui m’a permis d’avoir des verres à double foyer. Autant vous dire qu’à cet âge, celui des premières fois notamment des bisous, je ne fréquentais aucun garçon. J’ai aussi épargné la crise d’adolescence à mes parents, car j’avais d’autres problèmes à régler !" La patiente se rappelle que sa mère, très présente, a dû la suivre durant toute sa scolarité. "Tous les soirs, on devait photocopier les leçons de ma copine afin que je puisse les recopier avant le lendemain. C’était sans cesse une double journée."
Malgré une déficience visuelle évidente, elle se prend "quasi-systématiquement" des réflexions de ses professeurs. "Je n’avais pas les mêmes notes que les autres, parce que j’avais des difficultés, mais elles n’étaient pas prises en compte. Le seul moment où ils en ont pris considération, c’était lors des examens durant lesquels je bénéficiais d’un tiers temps. Mais là encore, il y avait un problème. Les membres de l’établissement n’avaient pas bien aménagé mon emploi du temps. Résultat : je n’avais que 20 minutes pour déjeuner", déplore Céline. Dans le cadre scolaire, certains élèves, jaloux, ont aussi affirmé que les enseignants avaient tendance à lui accorder des faveurs injustifiées. "Du favoritisme aussi évoqué par la mère d’une élève. Un jour, elle s’était plainte, car j’étais deuxième de la classe, malgré mes absences, et que sa fille avait des mauvaises notes. Elle ne comprenait pas comment moi, malvoyante, j’excellais dans différentes matières. Tout cela m’a aidé à grandir plus vite que les autres et surtout à m’affirmer, car le fait d’être en situation de handicap n’est pas vu de la société."
Après avoir "envoyé 80 candidatures", Céline, aveugle, ne parvient à décrocher qu’un seul entretien
C’est plus tard que l’adjointe au responsable de la médiathèque de l’association Valentin Haüy, au service des aveugles et des malvoyants, présente une cécité. "J’ai perdu totalement la vue vers 19 ans, je ne me souviens plus exactement. Même si je n’étais plus du tout autonome et que j’avais besoin de l’aide de mes parents, en particulier de ma mère, je l’ai mieux vécu que le fait d’être malvoyante. Quand ma vue a baissé brutalement à 12 ans, j’étais dans le déni. Je n’acceptais pas le fait d’être handicapée. Dans plusieurs situations, je n’ai pas réussi à dire que j’étais malvoyante. Par exemple, un jour, j’ai fait un câlin à une dame dans la rue en pensant que c’était une connaissance. Étant donné que je ne voyais pas bien, je ne m’étais pas aperçu que ce n’était pas le cas. Avant même que je ne dise quoi que ce soit, j’ai senti qu’elle était contrariée, mais elle ne savait pas que je souffrais d’une déficience visuelle, car mon handicap était invisible. Ce n’était plus le cas quand j’ai complètement perdu la vue. Désormais, je pouvais l’assumer en portant une canne blanche. En me voyant, les gens savaient directement que j’étais aveugle." Cependant, cela ne l’empêche pas de subir des actes déplacés ou de devoir répondre à des questions malvenues. "Régulièrement, des inconnus dans la rue me demandent si je suis non-voyante depuis la naissance. D’autres se permettent même de me toucher sans m’avoir parlé."
Après avoir obtenu son master, la Parisienne décide de mettre un pied dans le monde du travail. "Sur plusieurs mois, j’ai envoyé 80 candidatures en tout." Bien que son handicap acquis soit reconnu par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), elle ne reçoit qu’une seule réponse favorable : celle de l’association Valentin Haüy au service des aveugles et des malvoyants comme aide bibliothécaire, avant de devenir responsable deux ans plus tard. "Le fait que personne n’ait daigné m’accorder un entretien, en raison de mon handicap, montre que les entreprises ne sont pas si ouvertes d’esprit que ça !" À la suite de l’entrevue, elle obtient le poste. "J’étais contente, car quelque part, j’ai toujours su que je voulais être la Nelson Mandela pour les personnes aveugles. En tant que bibliothécaire, je les aide à avoir accès plus facilement à la culture, ce qui n’est toujours pas possible, par exemple, les musées ne sont pas adaptés pour nous."
"Je suis toujours en contact avec mes amis d’enfance", mais "c’est plus compliqué sentimentalement parlant"
Côté vie personnelle, Céline, qui est suivie au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à Paris, se dit "de nature assez sélective. C’est pourquoi je n’ai pas perdu beaucoup de proches. Je vois et suis toujours en contact avec mes amis d’enfance. En revanche, c’est plus compliqué sentimentalement parlant. Il est difficile de faire des rencontres dans la vraie vie, car ce n’est pas simple de se déplacer, et d'aller sur les sites ou les applications puisqu’elles car ne sont pas conçues pour être lues par mon logiciel adapté. En général, on finit toujours par se mettre en couple avec quelqu’un qui a le même handicap que nous."
Malgré ces conséquences professionnelles et personnelles, la quadragénaire fait en sorte de mener une vie la plus normale possible. "J’habite seule depuis 18 ans, j’ai toujours réussi à me débrouiller. J’ai plusieurs outils qui m’aident au quotidien : des marques en relief sur le micro-ondes, des plaques de cuisson avec des boutons à tourner, un détecteur de couleur pour mettre les chaussettes noires ou blanches ensemble, un détecteur de niveau de liquide pour les boissons, comme le thé, un pèse-personne et une balance de cuisine parlants. Au travail, j’utilise des logiciels adaptés à mon handicap, je dispose d’un écran en braille ou encore d’un smartphone vocalisé. En dehors de mes heures de travail, je vais même à la piscine avec des membres de l’association. Car oui, les personnes aveugles ont les mêmes droits que les autres : éducation, loisirs, citoyenneté…"