Selon la définition du CODES (COurs D’ESthétique à option humanitaire et sociale), l’école pionnière de la discipline située à Tours, la socio-esthétique est la pratique professionnelle de soins esthétiques auprès de populations souffrantes et fragilisées par une atteinte à leur intégrité physique (maladie, accident, vieillesse…), psychique (troubles mentaux, addictions…) et/ou en détresse sociale.
Alexandra Kerleau est psycho-socio-esthéticienne au service Oncologie de l’hôpital universitaire Avicenne, à Bobigny. Son travail s’inscrit dans le cadre d’un programme de "soins de support" destinés aux patients, qui comprend une vingtaine d’ateliers différents : activités physiques (thérapie sportive, arts martiaux...), art-thérapie (danse, musicothérapie...), aide au sevrage tabagique, nutrition, sophrologie, approche Snoezelen... Elle nous raconte son métier.
Pourquoi Docteur : Comment en êtes-vous arrivée à la socio-esthétique ?
Alexandra Kerleau : J’ai débuté en tant qu’aide-soignante à l’hôpital Avicenne. Je suis entrée au service neurologie, où j’ai découvert les tumeurs cérébrales, les glioblastomes. J’ai réalisé qu’ils prenaient en charge le patient, sa pathologie, mais pas réellement de façon holistique : le malade faisait sa chimiothérapie puis repartait, il arrivait avec des trous dans la tête parce que ses cheveux tombaient, personne ne s’occupait de sa peau... Il était soigné, suivi par un diététicien et un psychologue, mais personne, finalement, ne s’interrogeait en dehors du traitement. J’ai découvert le métier de la socio-esthétique lors d’un congrès, et cela m’a tout de suite plu. Cela fait 13 ans que je suis diplômée d’une école de psycho-socio-esthétique à Nanterre. J’avais besoin d’avoir la dimension "psycho" du métier.
En quoi consiste le métier de psycho-socio-esthéticienne ?
L’outil principal est l’esthétique : c’est ce qui nous permet d’entrer en relation avec les gens. On passe par le soin esthétique, le toucher, pour qu’il y ait une libération de la parole du patient. Au début, les équipes (médecin, infirmière, diététicienne, aide-soignante...) détectent une problématique et m’orientent le patient. Ce n’est pas : "Alexandra, peux-tu aller lui faire un soin du visage ?". C’est plutôt : "Il commence à se renfermer sur lui-même, peux-tu aller le voir ?" Avec le patient, on va alors travailler sur l’isolement, entrer en communication peut-être par le biais d’un soin. Au départ, c’est un soin, mais l’objectif est de créer une relation de confiance – grâce à la bienveillance, à l’intonation de voix, au toucher – pour que la parole se libère et que l’accompagnement soit possible. Le toucher, par le soin, est le médiateur. En tant que psycho-socio-esthéticienne, je dois atteindre des "objectifs de soins". Si un patient doit commencer un nouveau traitement, on peut me demander, par exemple, de faire de la prévention sur les toxicités cutanées. Car si le patient bénéficie des bonnes recommandations et des bons produits (associés aux protocoles de l’hôpital) dès le début de sa prise en charge, il va limiter les effets secondaires au niveau de sa peau, et donc au niveau psychologique, du lien social, etc. C’est un effet boule de neige. En créant un lien avec le patient, ne serait-ce qu’en lui proposant une crème, l’accompagnement devient plus facile.
Quel que soit l’objectif de soin (réappropriation du corps, reconstruction identitaire, gestion du stress et de l’angoisse...), c’est toujours par le médiateur du toucher que l’on passe, en intégrant le patient dans le projet.
Pouvez-vous donner un exemple de soin-médiateur ?
Une femme vient de subir une mastectomie. Elle ne se regarde plus, ne se touche plus, ne veut plus que son mari la touche, elle se renferme et s’isole. En consultation, je mets les mots sur l’objectif de soin à atteindre : travailler sur la réappropriation de son corps. Je vais par exemple lui proposer un massage du dos : elle est sur le ventre, les bras ballants, ce qui me permet de pouvoir effleurer la pointe de la cicatrice sur le côté. C’est un premier contact pour évaluer si la patiente a des sursauts, commence à bouger, manifeste son malaise, ou si au contraire elle ne réagit pas. Mon travail n’est pas le soin, mais l’échange pendant le soin, pour faire "prendre conscience" : "Vous avez remarqué que j’étais passée par votre cicatrice en massant votre corps ? C’est vrai qu’elle est récente et fraîche." Cela permet de se représenter la cicatrice sur un corps, vivant et avec des sensations. On réintègre la patiente, avec ses émotions et ses ressentis, dans le soin. "Est-ce que vous trouvez mon toucher agréable ?" On échange, pour amener à une prise de conscience : "C’est la première fois qu’on touche ma cicatrice, ou qu’on la touche sans dégoût" – dégoût ou autre qui, souvent, est une représentation liée à l’histoire de vie du patient, une projection qu’il faut déconstruire. Une mastectomie chez une personne qui manque déjà de confiance en elle, par exemple, peut accentuer gravement son mal-être. C’est pour cela qu’il est essentiel de connaître son patient pour savoir où l’orienter, vers quels soins, quels ateliers...
Comment se déroule une séance ?
Quand je reçois un patient, j’effectue d’abord une évaluation bio-psycho-socio-esthétique. C’est un échange au cours duquel je m’informe sur l’environnement et le mode de vie du patient : s’il travaille, s’il est soutenu par des proches, s’il a des enfants à aller chercher à l’école, s’il a des revenus – ce serait parfois malvenu de proposer une crème s’il n’est pas en mesure de l’acheter. Ensuite, commence le soin, en fonction de la problématique. Quel que soit l’objectif de soin (réappropriation du schéma corporel, reconstruction identitaire, gestion du stress et de l’angoisse...), c’est toujours par le médiateur du toucher que l’on passe, en intégrant le patient dans le projet, pour pouvoir l’accompagner. La séance dure environ une heure.
Nous utilisons tous les outils du packaging d’une esthéticienne, sauf que nous, nous travaillons sur des peaux abîmées, des mutilations : soins du visage, épilations, massages, manucures, prothèses capillaires...
Quels sont les médiateurs que vous utilisez pour entrer en relation avec le patient ?
Tous les outils du packaging d’une esthéticienne, sauf que nous, nous travaillons sur des peaux abîmées, des mutilations : soins du visage, épilations, massages, manucures et pédicures, prothèses capillaires... Je veux que le patient soit confortable, c’est-à-dire qu’il oublie sa peau, car quand on va bien, on n’y pense pas, alors que sinon on se gratte, on a des rougeurs, des inconforts. J’anime également des ateliers pour proposer différents outils : cosmétiques, soins des mains, cicatrices, correcteurs, relaxation, foulard-turban... En faisant des ateliers différents avec les mêmes personnes, l’idée est de créer une dynamique et une cohésion de groupe – il ne faut pas oublier qu’il y a toujours un objectif de soin. Si je vois un patient, ce n’est pas un acte esthétique pour un acte esthétique. Par exemple, lors de l’atelier cicatrices, mon travail est avant tout d’échanger sur la représentation que le patient se fait de sa cicatrice – c’est très subjectif, très propre à chacun. Ou alors, pendant l’atelier correcteurs : on peut utiliser un maquillage thérapeutique pour cacher des rougeurs, des éruptions de boutons, ou pour camoufler une problématique, comme une cicatrice de PAC (le boîtier implanté au niveau de la clavicule pour recevoir le traitement de chimiothérapie), afin de pouvoir mettre un décolleté quand vient l’été. Mais mon rôle est d’abord de savoir ce que la patiente recherche dans le maquillage : si elle a l’habitude de se maquiller ou non, si elle le fait pour elle ou pour les autres... Encore une fois, il faut s’intéresser au parcours du patient.
Les clichés ont la vie dure, et il y a clairement un manque de reconnaissance du métier.
Quels sont les profils des patients en socio-esthétique ?
On est ici dans le 93, un département avec une forte précarité sociale. Quand les gens ont des difficultés pour nourrir leurs enfants, et qu’on leur ajoute un cancer ou des TOC, certains ont du mal à absorber tout ce qui leur arrive. En oncologie, il y a un budget à avoir de côté. C’est très difficile de leur faire acheter les produits qui leur sont pourtant nécessaires. Souvent, ils attendent la toxicité avant de demander et d’agir. On ressent cette préoccupation, et il y a une forme de culpabilité : ils sont malades et n’ont pas les moyens de s’acheter de crème (rien d’efficace n’est remboursé), ils ne vont donc pas réussir à compenser les effets délétères de leur pathologie, ce qui va créer de nouveaux problèmes. C’est un cercle vicieux. On essaie, avec les laboratoires et les associations, de leur donner des produits, mais ce n’est pas suffisant.
Le terme "socio-esthétique" est-il, selon vous, adapté à votre rôle ?
J’ai peur que le terme dénigre un peu notre métier. A mes débuts, en passant dans les couloirs avec mon chariot, j’ai eu droit à des commentaires du style "Ah tu vas faire les ongles ?". Les clichés ont la vie dure, et il y a clairement un manque de reconnaissance du métier. Mais une fois que les gens voient l’impact sur les patients et réalisent que c’est une prise en charge thérapeutique globale, ils ont tendance à vite changer d’avis.