ACCUEIL > QUESTION D'ACTU > Les bébés ont-ils une notion innée du bien et du mal ?

Morale

Les bébés ont-ils une notion innée du bien et du mal ?

Par Stanislas Deve

Une nouvelle étude menée par des psychologues du développement remet en question l’idée selon laquelle les nourrissons seraient dotés d’un sens moral inné.

S847 / istock
En 2007, une étude en psychologie morale suggérait que les nourrissons préféraient les comportements aidants ("helpers") aux comportements nuisibles ("hinderers"). Mais une autre étude, impliquant 567 bébés dans 37 laboratoires, n’a pas confirmé cette hypothèse.
Contrairement à l’étude originale, les nourrissons n’ont montré aucune préférence pour les personnages aidants. Des différences méthodologiques, comme l’usage de vidéos préenregistrées, pourraient expliquer cette divergence.
Le fondateur de ManyBabies invite à ne pas tirer de conclusions hâtives sur l’existence d’une morale innée, rappelant que cette question n’est pas encore tranchée.

Les bébés peuvent-ils préférer spontanément un comportement d’entraide à un comportement nuisible ? Il y a presque vingt ans, une recherche fondatrice de la psychologie morale (c’est-à-dire l’étude de la manière dont les individus intègrent les idéaux moraux au regard de leur propre caractère) affirmait que oui. Mais une nouvelle recherche, relayée par la scientifique Madeline G. Reinecke dans The Conversation, remet aujourd’hui ce résultat en question, suggérant plutôt que nous serions, à la naissance, une page blanche dénuée de tout sens moral inné.

Aider ou nuire : le test des marionnettes

Dans l’étude initiale de 2007, les chercheurs présentaient un spectacle de marionnettes à "quelques dizaines de bébés" de 6 à 10 mois. Une des figurines, représentant un personnage en difficulté, tentait de grimper une colline. Une seconde figurine intervenait alors, soit pour l’aider (helper, ou aidant), soit pour la faire redescendre (hinderer, ou nuisible). Après le spectacle, les nourrissons devaient choisir entre les deux personnages, et ils n'ont pas hésité : 88 % des bébés de 10 mois et 100 % des 6 mois choisissaient l’aidant.

Cette étude semblait ainsi démontrer que les tout-petits possédaient une préférence morale innée. Sauf que la psychologie du développement fait face à des problèmes de réplicabilité, exacerbés par les échantillons souvent limités. Il est en effet très difficile de collecter des données chez des nourrissons, selon les scientifiques.

En vue de valider ces résultats, ManyBabies, un consortium international de psychologues du développement, a donc reproduit l’expérience avec 567 bébés dans 37 laboratoires répartis sur cinq continents. Et, contrairement à l’étude originale, les nourrissons n’ont montré aucune préférence pour le personnage aidant, aucune preuve d’un quelconque sens moral précoce.

Plusieurs facteurs pourraient expliquer cette divergence. L’étude ManyBabies a utilisé une vidéo préenregistrée au lieu d’un spectacle en direct, un choix qui garantit une uniformité mais pourrait réduire l’engagement des bébés. Par ailleurs, des détails comme l’orientation des "yeux globuleux" des personnages ont pu parfois influencer les résultats.

Distinguer le bien du mal, une question d’expérience ?

Cette étude ne signifie pas nécessairement que l’idée d’une morale innée soit fausse. "Les gens pourraient conclure trop vite que l’étude originale était erronée, mais ce n’est qu’une possibilité", prévient Michael Frank, fondateur de ManyBabies. Il est aussi plausible que les nourrissons n’aient pas encore suffisamment d’expérience pour distinguer le bien du mal : comme l’avançait le philosophe anglais John Locke, l’humain est une "table rase" et tout ce que nous savons provient de nos expériences dans le monde.

"Il est urgent d’approfondir nos recherches pour comprendre les conséquences de cette question sur la psychologie développementale", insiste Isabelle Deportes. En attendant, ce résultat invite à la prudence et montre l’importance des études à grande échelle pour tester les hypothèses fondatrices de la psychologie.