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Témoignage patient

“L’alcoolisme est plus grave qu’une maladie, c’est comme une infirmité psychique”

Par Sophie Raffin

Philippe, 68 ans, a plongé dans l’alcoolisme dans les années 90. Craignant pour sa santé et surtout sa vie, il a décidé de tout arrêter du jour au lendemain. Il se confie sur son combat contre l’alcool et la dépendance.

yacobchuk/istock
Philippe a développé une hodophobie, soit une peur du voyage à la vingtaine. Pour tenter de traiter sa phobie, son médecin lui a prescrit des neuroleptiques. Ces derniers ont provoqué des troubles sexuels.
Fragilisé par la persistance de ses troubles, il a plongé dans l'alcool.
Après une grosse frayeur lors d'un abus de boisson, il a décidé d'arrêter l'alcool du jour au lendemain, il y a trente ans.

"J'ai arrêté l'alcool le 26 mars 1995, c'était un dimanche. Mais d’abord, je vais vous expliquer pourquoi j'ai commencé à boire. Avant de savoir pourquoi et comment on arrête, il faut déjà comprendre pourquoi on a commencé pour éviter d'en arriver là", souligne Philippe, 68 ans.

Alcool : "compte tenu de mes circonstances personnelles, ça a été le plongeon dans la dépendance"

Après son diplôme universitaire et son service militaire à la fin des années 70, Philippe a commencé à chercher du travail. Mais cette quête a été stoppée à ses 26 ans par la survenue d’une hodophobie. Il s’agit d’une peur intense et irrationnelle des voyages et des déplacements loin de chez soi. "Au début, j’avais peur d'aller jusqu'à Marseille, après c'était jusqu'à Dijon, après c'était jusqu'à Nancy. Après quatre années de dégradation psychique, je me suis retrouvé enfermé dans un rayon à peu près de 20 kilomètres autour de chez moi."

C’est alors que Philippe a décidé de consulter un neuropsychiatre. Ce dernier lui a prescrit des neuroleptiques. "C'était une énorme bêtise sachant ce qui s’est passé après. Vous voyez les neuroleptiques ont un effet fâcheux. Ils peuvent agir sur la sexualité. Et cela été mon cas." Il ajoute : "Mon hodophobie était toujours là. Mais en prime, je souffrais d'anorgasmie et quasiment d'impuissance. Je vous laisse imaginer les conséquences psychologiques."

Face à la persistance des effets indésirables après l'arrêt du traitement, Philippe a décidé d’aller consulter une psychiatre pour parler de ses troubles psychiques et sexuels. Elle lui a proposé des médicaments homéopathiques, mais par peur de rencontrer de nouvelles complications, il n’a pas osé les prendre. "Au bout d'un an de consultation, elle m'a dit, vous devriez fumer un peu et boire un peu pour vous détendre.” Philippe, qui ne buvait pas et ne fumait pas depuis la fin de son adolescence, a tenté de suivre le "conseil" de sa médecin.

"Compte tenu de mes circonstances personnelles et intimes, ça a été le plongeon dans la dépendance. Au début, ça a été une cigarette, deux cigarettes, et un verre par-ci par-là. Au bout de trois mois, j'étais à 12 canettes de bière par jour. C'est comme ça que je suis devenu alcoolo. J’ai sombré parce que ce médicament maudit m'a fragilisé sur le terrain sexuel. Avant, je pouvais boire un verre entre amis ou en famille sans problème."

"Je me saoulais alors au champagne parce que je pensais que c'était moins mauvais pour ma santé"

Les hôtels, les bars… Philippe a multiplié les sorties et surtout les verres à cette époque. "Je me saoulais alors au champagne parce que je pensais que c'était moins mauvais pour ma santé. Mais cela reste de l'alcool. Je ne conseille à personne de suivre mon exemple avec le champagne."

"Vous savez, l'alcool, c'est le traître. On croit toujours qu'on domine la situation. Mais en réalité, c'est toujours lui qui vous domine." Au cours des années suivantes, il a connu de nombreux épisodes alcooliques où bière et champagne faisaient partie de son quotidien, avec des pics importants en 92 et 95.

"J'avais la trentaine et je pensais que ma vie était finie", reconnait l'ancien alcoolique qui s’est ainsi enfoncé dans la dépendance à l’alcool… jusqu’à l’électrochoc survenu en mars 95. L’événement a été tellement marquant que Philippe se souvient encore de ce week-end avec précision. "Le samedi 25 mars 1995... Ce jour-là, j'ai exagéré la dose. J’étais tout seul chez moi, je ruminais et je suis allé trop loin avec l'alcool."

"Je devais aller chez mes parents pour dîner. Quand je me suis levé de ma chaise, je ne tenais plus debout. Toute la nuit, j'ai eu peur que le corps n'arrive pas à éliminer l’alcool. J'ai eu la trouille que cela provoque des dégâts irréversibles sur la totalité de mon système nerveux physique. Le médicament m'avait foutu en l'air le système nerveux sexuel. J’avais peur que le reste soit touché à son tour. J’ai eu la frousse de ma vie. J’ai même cru que je n'allais même pas me réveiller."

Heureusement, au matin du dimanche 26 mars, Philippe était toujours là. "Je me suis dit : le ciel me donne une deuxième chance, je ne dois pas la gaspiller parce qu'il n'y en aura peut-être pas une troisième." Sa décision était alors prise : il devait lutter contre sa dépendance à l’alcool. 

Sevrage alcoolique : "Ma démarche n’a pas été comprise par tout le monde"

Peu de temps après cette nuit cauchemardesque, Philippe a consulté un alcoologue installé près de chez lui. "Je lui ai parlé de mon cas. Il n'a pas cherché à me donner des médicaments. Il m'a dit : écoutez, dans votre cas, il faut arrêter du jour au lendemain. Si vous retouchez un verre, vous allez replonger. Il a été franc. Il m'a donné l'adresse des alcooliques anonymes dans la foulée." L’homme qui avait alors la trentaine a suivi la recommandation du médecin à la lettre. Il a stoppé l’alcool net. "J’ai arrêté l'alcool du jour au lendemain et ça m'a sauvé la vie", assure-t-il. 

"C'est sûr que les premiers jours, c'est très dur. Il faut rester humble. Il ne faut pas dire : je tiendrai 20 ans sans alcool. Parce que sinon, vous replongerez tout de suite. Il faut se dire : je vais tenir 24 heures, voire 48 heures. Et se reconstruire ainsi petit à petit. Quand vous êtes au fond du trou, il faut remonter tout doucement."

"Ainsi, j'ai tenu un jour, puis deux jours, puis trois. À partir d'un an, déjà, c’était un bon patrimoine. Et j’ai continué ainsi."

Pour résister à l’alcool, Philippe s’est mis à marcher tout seul dans la nature deux heures par jour. "Cette habitude m’a aidé à reprendre confiance en moi et à apprendre à exister tout seul, et surtout sans substances addictives." Trente ans plus tard, il continue de parcourir les chemins de sa région tous les matins afin de lutter contre sa  “propre nature”. Il se tient également toujours éloigné des grands dîners et des soirées pour s’isoler de la tentation. 

"Ma démarche n’a pas été comprise par tout le monde, mais c’est ce qui a fonctionné pour moi. En devenant maigre et sans addiction, je me suis sauvé. Je n’ai pas de cholestérol, pas de diabète et pas d'hypertension. Si je suis encore en vie aujourd'hui à 68 ans, ce n'est pas grâce aux docteurs, ni grâce aux pharmaciens, ni même grâce aux femmes, c'est grâce à ma sobriété : zéro cigarette, zéro alcool, zéro médicament."

Alcoolisme et tentation : "Jusqu’à présent, j’ai toujours résisté"

Si Philippe vit son sevrage avec beaucoup moins de difficulté aujourd’hui, cela n’a pas toujours été simple. "J’ai eu des coups durs en 30 ans : la mort de ma mère, la mort de mon père, des problèmes de santé… Là, j’ai été tenté par l’alcool. À ces moments-là, je vais au supermarché du coin, j'achète une bouteille de champagne. Je la ramène à la maison. Mais je m'arrête là. Je la mets à la cave. Puis quand les poubelles passent, je la jette. Jusqu’à présent, j’ai toujours résisté. Je vois cela comme des victoires personnelles. Je me dis : 'Tu es capable de résister à la tentation même quand elle est là'." Néanmoins, il reconnaît que ce mécanisme de défense lui est tout à fait personnel, et non recommandé par les professionnels de santé.

L’alcoolisme est reconnu comme une maladie par l'Organisation mondiale de la Santé depuis 1978. Un élément qui a aussi fait son chemin dans l’esprit du grand public. Mais pour Philippe, avoir des problèmes avec la boisson est bien plus qu’une pathologie. "Je pense que l’alcoolisme est plus grave qu’une maladie. Je vois ça comme une infirmité psychique. On ne vit pas sans son addiction. On ne guérit pas. On lutte toujours."

Compte tenu de son expérience personnelle, il reconnaît regarder le Dry January d’un œil circonspect. "Les gens se disent “tiens, je vais arrêter l’alcool pendant un mois" et ils pensent que c’est un exploit. C’est bien d’arrêter un mois, mais quand il y a un problème, il faut travailler sur le long terme."

Si pour lui, il faut rester humble face aux troubles de dépendance à l’alcool, il ne sous-estime pas la valeur de ses efforts et de son parcours. "Ma fierté est d’être parvenu à reconstruire une vie sans substances addictives. C’est ma victoire… jusqu’à présent. Quand je me regarde dans la glace aujourd’hui, je n’ai plus honte de moi. Je n’ai plus l’impression d’être un paumé dans la société ou dans la famille, comme il y a trente ans. Je suis fier du chemin effectué. Et dans la vie, il faut être fier de soi."