ACCUEIL > QUESTION D'ACTU > Insomnie chronique : "L'hygiène du sommeil, c'est un tout sur 24 heures !"

L'interview du week-end

Insomnie chronique : "L'hygiène du sommeil, c'est un tout sur 24 heures !"

Par Thierry Borsa

C'est un trouble du sommeil qui est assez courant et souvent ponctuel. Mais l'insomnie peut devenir chronique, lorsqu'elle se produit plusieurs fois par semaine sur une durée de plusieurs mois. A l'occasion de la Journée du Sommeil du 14 mars, le Dr Nicolas Juenet, psychiatre et médecin du sommeil, explique comment cette pathologie peut être prise en charge.

iStock/Ridofranz

- Pourquoi Docteur : Qu’est-ce qui caractérise l’insomnie chronique ?

Dr Nicolas Juenet : Il existe deux types d’insomnies. Ce que l’on appelle des insomnies aigües qui sont plutôt des insomnies réactionnelles et les insomnies chroniques qui durent et surtout s’installent, s’auto-entretiennent et ne vont pas pouvoir disparaître comme cela. Elles se définissent avant tout par une durée d’au moins trois mois durant lesquels les personnes souffrent d’insomnies au moins trois fois par semaine.

- Quelle est la prévalence de ce trouble du sommeil ?

Si on suit la définition de l’insomnie chronique, on est sur une prévalence entre 10 et 20% de la population en France. Il peut y avoir des différences en termes de sévérité mais quelles que soient ces différences, on est face à de l’insomnie chronique à partir du moment où cela justifie une prise en charge.

- L’insomnie chronique touche-t-elle davantage certaines catégories selon le genre ou l’âge ?

Il y a en effet une prévalence en fonction du type de personnes. Déjà, l’insomnie chronique est une pathologie plutôt misogyne avec une proportion de femmes nettement plus importante que d’hommes et il y a des périodes de la vie qui vont jouer aussi dans l’épidémiologie. C’est notamment une pathologie qui touche assez fréquemment les sujets âgés parce qu’ils multiplient les facteurs de risque, tels que le fait de ne plus avoir de rythme imposé, d’avoir des pathologies associées avec des traitements qui peuvent jouer sur le sommeil, et le vieillissement du cerveau qui rend le sommeil plus fragile.

- Quelles sont les causes et les facteurs de risque de l’insomnie chronique ?

On a déjà un facteur important qui est à prendre en compte même si ce n’est pas une fatalité, c’est la génétique. On sait qu’il y a des familles d’insomniaques et qu’il y a une composante génétique qui génère une sensibilité à l’insomnie. Lorsque l’on a des antécédents familiaux, on doit être d’autant plus attentif au respect des règles pour protéger son sommeil.

"Un manque de stabilité émotionnelle peut être source de difficultés de sommeil"

Parmi les autres facteurs de risque, il y a bien sûr tous les éléments de vie, tout ce qui est perturbant, stressant, traumatisant, tout ce qui entraîne un manque de stabilité émotionnelle peut être source de difficultés de sommeil.

Et puis il y a aussi toutes les pathologies dont on peut souffrir et qui peuvent avoir des répercussions sur le sommeil tout simplement parce qu’il y a dans le sommeil une composante biologique au niveau du cerveau qui est très fragile et qui peut être perturbée très facilement par certaines maladies. L’anxiété et la dépression sont ainsi des facteurs très classiques et très connus, mais il y a également l’insuffisance cardiaque, l’insuffisance rénale, les maladies du foie, toutes les maladies qui perturbent l’équilibre de l’organisme vont potentiellement jouer aussi sur l’équilibre veille-sommeil.

- Quels mécanismes physiologiques expliquent cette forme d’insomnie ?

On n’explique pas encore tout et, surtout, d’un sujet à l’autre, les mécanismes et les causes peuvent varier. Quand on analyse la mécanique de l'insomnie à travers l’imagerie cérébrale, on constate en général ce que l’on appelle l’hyper éveil, c’est-à-dire une difficulté pour que le système d’éveil laisse la place au système de sommeil.

"Le système de sommeil est beaucoup moins puissant que le système d'éveil"

Dans le cerveau, il existe une balance sensible et fragile entre ces systèmes, on sait dans quelles zones cérébrales cela se passe, on sait quelles molécules s’occupent de tout cela et la plupart du temps dans l’insomnie, la problématique est une difficulté pour le système d’éveil de vraiment laisser la place au système de sommeil. Or le système de sommeil est beaucoup moins puissant que le système d’éveil, ce qui fait que s’il est très facile de s’empêcher de dormir, jusqu’à une certaine limite évidemment, c’est beaucoup plus difficile de se forcer à dormir !

C’est ainsi que l’on a découvert dans des troubles comme l’hypersomnie que ceux qui en souffrent ne sont en fait pas hypersomniaques mais hypo-éveillés. Il n’y a pas dans ces troubles d’excès de sommeil mais une absence de bonne régulation du système d’éveil : c’est parce que ce dernier n’est pas assez fort que les gens dorment beaucoup. Dans l’insomnie chronique, on est un peu sur le même paradigme, c’est parce que leur système d’éveil est trop fort que des personnes n’arrivent pas à dormir correctement.

- L’insomnie chronique manifeste à quel moment de la nuit ?

On a trois formes différentes de manifestations de l’insomnie. La première, c’est une difficulté à s’endormir, la deuxième, ce sont des réveils nocturnes prolongés et puis il y a les réveils précoces des personnes qui se réveillent à une heure beaucoup trop matinale. Ces trois formes sont comprises dans la définition de l’insomnie chronique qui, pour être établie, nécessite la présence d’au moins une de ces trois formes mais en fonction des patients, on peut en avoir une, deux, voire les trois.

- Comment se pose son diagnostic ?

Lorsque l’on parle d’insomnie, on se focalise souvent sur la nuit mais on oublie que la régulation du sommeil, c’est en fait un tout sur 24 heures ! Pour faire le diagnostic de l’insomnie chronique, on a donc besoin d’avoir aussi des répercussions diurnes du manque de sommeil. En l’absence de ces répercussions, on ne peut pas parler d’insomnie chronique. Un sujet qui dort peu la nuit mais qui n’est pas fatigué durant la journée ne peut pas être considéré comme insomniaque. Ces répercussions diurnes, cela va être la fatigue, la somnolence, la tendance à s’endormir durant la journée dans des endroits inadaptés, des difficultés de concentration, de mémorisation, de l’irritabilité, tout ce qui caractérise le manque de sommeil chronique.

- On parle beaucoup d’errance diagnostique pour les personnes qui souffrent d’insomnie. Comment l’expliquer ?

La première chose qui est importante, c’est que l’on a beaucoup de personnes qui se plaignent d’un mauvais sommeil mais en regardant dans le détail leurs nuits et les répercussions diurnes, on s’aperçoit qu’ils ne rentrent pas dans la définition de l’insomnie chronique. Un exemple : on voit souvent en consultation de sommeil des sujets d’un certain âge qui passent au lit un temps plus important que leur besoin de sommeil, jusqu’à dix heures, et qui se retrouvent avec des difficultés d’endormissement ou des réveils nocturnes. En fait c’est parce qu’ils dorment suffisamment sur ces dix heures.

"Le sommeil étant quelque chose de très fragile, il nécessite un environnement sécurisé"

On peut donc souffrir d’un mauvais sommeil sans pour autant rentrer dans le cadre de l’insomnie chronique. C’est avec ce type de patients que l’on peut être dans l’errance diagnostique mais parfois aussi dans les erreurs de prescription, on va leur donner des somnifères parce qu’ils se plaignent de mal dormir alors qu’il s’agit juste d’un problème de régulation de leur hygiène de sommeil.

- L’environnement peut-il jouer un rôle dans l’insomnie chronique ?

Bien sûr, l’environnement est très important. En fait on a l’habitude de dire que le sommeil étant quelque chose de très fragile, il nécessite un environnement sécurisé. Il y a des choses évidentes, comme le fait qu’il ne faut pas dormir dans une pièce dans laquelle il y a trop de bruit. Mais d’une façon générale, une pièce avec même un léger bruit de fond, un peu de lumière ou dans laquelle la température est trop forte constitue un facteur d’insomnie ou de mauvais sommeil, c’est-à-dire que même lorsque l’on dort, le cerveau enregistre ces stimulations durant la nuit et cela va se répercuter sur la qualité du sommeil.

- Souffrir de ce trouble du sommeil entraîne quelles conséquences ?

Il y a d’abord les conséquences immédiates qui sont faciles à percevoir, essentiellement ces fameuses répercussions diurnes avec une sensation de fatigue, de la somnolence. Pour les conséquences à plus long terme, on ouvre un peu la boîte de Pandore : le sommeil fait partie d’un tout dans le fonctionnement de l’organisme et de la même façon que le corps a besoin d’apports alimentaires, il a aussi besoin d’une bonne régulation entre les moments de veille et les moments de sommeil puisqu’il y a de nombreuses fonctions essentielles pour l’organisme qui vont se passer uniquement lorsque l’on dort.

"Mal dormir va altérer toutes les autres fonctions de l'organisme"

Le fait de mal dormir va entraîner une altération progressive et chronique de ces fonctions qui va détériorer toutes les autres fonctions de l’organisme. Quand on regarde les statistiques dans l’insomnie chronique sévère, on enregistre une majoration de toutes les pathologies possibles, anxiété, dépression, maladies cardiaques, diabète, certains cancers et même troubles de la fertilité.

- Cette insomnie chronique, comment peut-on la traiter ?

Heureusement il y a plein de choses possibles ! Pour l’insomnie chronique, il y a deux principales étapes essentielles qu’il faut mettre en place : la première, c‘est l’hygiène du sommeil, la deuxième ce sont les thérapies cognitives et comportementales.

- Qu’est-ce que vous entendez par hygiène du sommeil ?

En fait, l’hygiène du sommeil c’est tout simplement basé sur le principe que l’alternance veille-sommeil se fait grâce à des régulateurs notamment biologiques et qu’elle est fragile. En éliminant de notre vie quotidienne tout ce qui peut jouer négativement sur le sommeil et en allant chercher les choses positives qui peuvent le favoriser, on peut déjà avoir des résultats très impressionnants.

- Mais très concrètement, comment respecter cette hygiène du sommeil ?

L’hygiène de sommeil, c’est un tout sur 24 heures !

. Pour commencer, le matin, et cela tous les jours, je me lève tôt ou en tout cas pas trop tard car pour bien alterner veille et sommeil il faut que l’organisme ait une habitude de rythme; ensuite il faut dès le matin avoir une activité qui agit sur le système d’éveil, une douche chaude, un peu de gymnastique, manger des protéines et aussi s’exposer à la lumière.

. Dans la journée où il faut un rythme actif et régulier, je fais en sorte de bien manger au repas de midi, j’essaie de prendre l’air et de profiter de la lumière naturelle; à partir de 14 ou 15 heures, je vais commencer à faire attention à certaines choses, notamment éviter tout ce qui est excitant; en fin d‘après-midi, je vais éviter les activités physiques trop intenses, l’exposition à une lumière trop forte, de faire une sieste -la sieste est recommandée pour la population générale, il y a une chose pour laquelle elle est contre-indiquée, c’est l’insomnie !- ce qui est paradoxal parce que les insomniaques sont particulièrement tentés de faire la sieste.

. Pour la fin de la journée, le repas du soir, je le prends au moins une heure et demi avant l’heure du coucher, j’évite les aliments gras et les protéines pour privilégier les sucres lents; et en toute fin de soirée, je privilégie des activités calmes en évitant tout ce qui est stressant, les écrans que l’on regarde de près; l’heure du coucher doit être la plus régulière possible dans une chambre obscure, silencieuse, avec une température qui est entre 17 et 19 degrés.

- Avec le respect de ces pratiques, on peut retrouver un sommeil normal ?

Malheureusement l’hygiène du sommeil ne va pas toujours suffire. C’est pour cela que les thérapies cognitives et comportementales sont d’un très grand secours pour lutter contre l’insomnie. Elles fonctionnent dans 60 à 70% des cas d’insomnie chronique. Dans la partie comportementale il faut déjà être très strict sur l’hygiène du sommeil et on ajoute à cela le contrôle du stimulus et la réduction du temps au lit.

"N'importe quel insomniaque dort forcément un peu !"

En effet, notre corps peut apprendre à ne pas dormir à cause de tout le temps que l’on passe au lit ! Il faut donc limiter autant que possible le temps passé au lit sans dormir, ce qui veut dire que je ne vais me coucher que lorsque j’ai sommeil, que je sors du lit en cas de réveil nocturne jusqu’à ce que j’aie à nouveau envie de dormir et que le matin quand je me réveille parce que je n’ai plus sommeil, je me lève afin de casser cette association ‘corps dans le lit-éveil’. La restriction du temps au lit est basée sur un concept qui veut que n’importe quel insomniaque dort forcément un peu! Un insomniaque privé de sommeil pendant 3 ou 4 jours va finir par faire une belle nuit, mais il aura grillé toutes ses cartouches et repartira dans l’insomnie. La régulation du temps au lit, c’est dire que puisque l’on sait que la fatigue est un bon régulateur du sommeil, on va s’en servir.

- S'en servir de quelle façon ?

On va considérer que l’insomniaque ne doit jamais dormir trop pour avoir toujours suffisamment de sommeil pour la nuit suivante. On va donc convenir avec le patient d’un horaire de coucher et d’un horaire de lever très stricts correspondant à des nuits de 5 à 6 heures. Les premières nuits sont souvent très difficiles mais cette mécanique permet de reprendre la main sur le sommeil en imposant au cerveau de ne dormir que sur cet intervalle. Par besoin, il va finir par obéir ! Cinq heures ce n’est pas forcément assez mais comme le sommeil ainsi obtenu est profond, il est beaucoup plus réparateur. L’objectif est ensuite d’élargir progressivement cet intervalle pour obtenir un temps de sommeil plus long.

- Au-delà de l’hygiène du sommeil et des thérapies comportementales et cognitives, y a-t-il des médicaments pour traiter l’insomnie chronique, par exemple peut-on prendre des somnifères ?

Jusqu’à l’année dernière, il n’y avait pas de médicament officiellement reconnu pour l’insomnie chronique. Les somnifères que l’on avait jusqu’à présent sont des molécules qui savent forcer le sommeil. Mais ils ne sont reconnus que pour l’insomnie aigüe et ne sont prescrits que pour des durées courtes. Depuis l’année dernière, on dispose en France d’une nouvelle classe de molécules qui ne forcent pas le sommeil mais qui luttent contre le système d‘éveil et permettent d’avoir un sommeil naturel qui s’installe. On observe que ces traitements altèrent moins le sommeil que les somnifères et surtout il n’y a pas de phénomène de dépendance. Mais ces produits ne sont agréés qu’après l’échec d’une thérapie comportementale et cognitive.

On mise beaucoup sur cette nouvelle forme de molécule. Mais la recherche travaille sur le fait de pouvoir jouer sur le sommeil en lui-même de façon plus naturelle. Le système de sommeil est tellement complexe que l’on n‘a pas encore tous les détails de sa régulation tout au long de la nuit. Mais l’espoir que l’on a est de réussir un jour à mimer un vrai sommeil.