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QUESTION D'ACTU

L'interview du week-end

«L’enfance, les traumatismes, ce n’est pas quelque chose que l’on partage comme ça»

Traumatisée par une enfance marquée par la mort de ses deux parents, Sophie a longtemps vécu de manière "dissociée", avant d’être rattrapée par son histoire à la fin de l’adolescence. Son parcours est marqué par des troubles boulimiques, des épisodes dépressifs ou encore des tendances à la bipolarité, jusqu’à aujourd’hui, où elle a trouvé un équilibre grâce à la psychanalyse et l’écriture. Elle se confie auprès de Pourquoi Docteur.

\ stevanovicigor / istock




L'ESSENTIEL
  • Sophie Muller a eu "une enfance traumatisante". A l’âge de 6 ans, sa mère est tuée d’une balle dans la nuque par son nouveau compagnon, qui se suicide quelques jours plus tard. A 12 ans, son père meurt, victime de l’affaire du sang contaminé.
  • Elle raconte les polytraumatismes de son enfance qui ont fini par ressurgir des années plus tard, et sa jeunesse "dissociée", marquée par des troubles du comportement alimentaire, des épisodes dépressifs et une tendance à la psychose.
  • Après des années de thérapie qui l'ont sauvée, la quadragénaire est aujourd'hui scénariste et psychanalyste. "Grâce à l’écriture et la créativité, j’ai pu faire dialoguer les deux parties de moi, qui finalement comptent le plus et m’équilibrent aujourd’hui."

Elle a mis du temps à en prendre totalement la mesure, mais Sophie Muller, 42 ans, sait qu’elle a eu "une enfance traumatisante, avec des deuils forts, la mort de mes deux parents". L’un, puis l’autre. A l’âge de 6 ans, sa mère est tuée d’une balle dans la nuque par son nouveau compagnon, violent et récidiviste, qui se suicide quelques jours plus tard. A 12 ans, son père meurt, victime de l’affaire du sang contaminé au VIH. "Il y a autre chose : j’ai été agressée sexuellement, violée quand j’avais 5 ans par l’un des deux fils adolescents de l’assassin de ma mère." "C’est glauque, il faut le dire." Aujourd’hui scénariste et psychanalyste, mère d’un enfant de 5 ans, elle revient sur les polytraumatismes de son enfance qui ont fini par ressurgir des années plus tard, et sur sa jeunesse "dissociée", marquée par des troubles du comportement alimentaire, des épisodes dépressifs et une tendance à la psychose.

"C’est comme si j’avais fait un rêve, un cauchemar"

Prise en charge par ses grands-parents après la mort de sa mère, "des parents adoptifs" dont elle était déjà très proche, Sophie "bénéficie d’une éducation éveillée, positive, constructive, un peu hyperactive aussi – ils m’ont fait faire beaucoup d’activités artistiques, intellectuelles". Scolarité classique à Orléans, bonne élève, enfant facile. "Une vie d’adolescente normale". Rien à signaler ? "Je ne somatisais pas particulièrement, mais il y avait quand même une dissociation entre mon moi chez mes grands-parents et mon moi 'en dehors', entre le moment présent et cet espace-temps que j’ai connu enfant. C’est comme si j’avais fait un rêve, un cauchemar. Cela pouvait se manifester par de grosses insomnies. J’avais l’impression de vivre dans deux dimensions : une à laquelle j’étais connectée, celle du présent, et une autre qui était là, mais dont j’étais distanciée la plupart du temps."

Cette "autre partie de moi, déconnectée", Sophie la prend avec elle jusqu’à Paris, où elle s’installe après son bac à l’âge de 17 ans. "Je sentais qu’il fallait que je m’émancipe. Ma grand-mère, avec toutes ses qualités, était quelqu’un de très envahissant et de surprotecteur. Je me suis dit ‘Mince j’ai été élevé par les mêmes parents que ma mère, il est arrivé ceci à ma mère, je ferais peut-être mieux de ne pas marcher dans ses pas’." Puisque khâgne hypokhâgne était le parcours maternel, elle décide de faire complètement autre chose : de l’histoire de l’art à la fac, et du théâtre. "J’en avais déjà fait au conservatoire d’Orléans. Pour le coup, cela m’appartenait pleinement. Le théâtre est, comme toute pratique artistique, intéressant sur le plan cathartique, dans le sens où il peut sublimer nos névroses. Ma rencontre avec la scène a été libératrice."

Anorexie, boulimie et trouble borderline

C’est à Paris, "en ayant le loisir de m’entendre penser, [que] les traumatismes sont revenus". "Ce que je refusais de voir, c’est qu’à ce moment-là j’avais déjà un trouble du comportement alimentaire." Il est arrivé insidieusement, au collège, à l’époque du 0 % et des injonctions au corps parfait dans les magazines pour ados. "J’ai commencé à complexer. Au lycée j’étais trop maigre, je contrôlais toutes mes calories. Je pouvais manger six pommes ou un paquet de chips par jour, ou uniquement des yaourts. Mon rapport au repas était que cela fasse grossir le moins possible. Je ne me rendais pas compte que j’étais anorexique. J’en ai même perdu mes règles pendant un temps." A 17 ans, peu initiée à la cuisine par sa grand-mère qui n’y voyait aucun intérêt, la jeune fille est donc livrée à elle-même et découvre les restaurants, "la bonne nourriture", tout en dealant avec sa propre culpabilité ("je vais grossir"). "C’est là que j’ai commencé à me faire vomir. Je suis entrée dans la boulimie – je ne savais même pas ce que c’était. Je pouvais dévaliser un magasin, manger chips et gâteaux, me faire vomir, puis le lendemain j’essayais d’oublier en espérant que cela ne se produise plus. Un vrai comportement de dépendance."

"Une panoplie de moments obsessionnels"

"Pas bien dans [s]es pompes", Sophie tient pourtant "la tête hors de l’eau". Dans ses cours de théâtre, elle fait la rencontre "de gens un peu comme [elle], cabossés", avec des parcours d’enfance difficiles et atypiques. Se sentant "un peu moins masquée", elle commence à se confier, sur son histoire, ses troubles. "Ça ne m’était jamais arrivé. A la base, moi, j’étais sous couverture, en quelque sorte. Je fais comme si j’étais normale mais au fond je me cache." Une amie comédienne lui conseille de consulter un psy. Probablement à point nommé, car "ça commençait à déborder, j’imaginais l’assassin de ma mère frapper au carreau de ma fenêtre – j’habitais un rez-de-chaussée, à deux pas de la prison de la Santé. On n’était pas loin des hallucinations". A tel point qu’avec le recul, aujourd’hui, elle se diagnostiquerait un trouble de la personnalité limite, ou borderline. "Des épisodes de haut et de bas, une panoplie de moments obsessionnels. J’ai même eu des phases bipolaires." Bref, elle estime que c’est le moment : direction la psy, contre l’avis de ses grands-parents, qui considèrent qu’il faut "aller de l’avant" et "ne pas remuer le passé".

"Ma psychanalyste m’a évité de devenir bipolaire"

Mais le passé, remué par la thérapie et des archives accumulées par son grand-père, finit par la rattraper. "C’est à 19 ans que tout m’est revenu dans la figure et que je suis entrée dans des épisodes de dépression qui ont duré des années. J’étais dépressive deux trimestres par an. Je pouvais ne pas sortir de chez moi pendant quinze jours. J’ai été hospitalisée deux fois. J’ai pris du Prozac pendant un an." Plus tard, elle aura également "des symptômes improbables" ("Pendant trois semaines, je n’ai pas pu physiquement tenir debout, alors que je n’avais aucun problème d’oreille interne. C’était purement psychosomatique.") Petit à petit, indice par indice, elle relie ses épisodes dépressifs, ses troubles boulimiques et borderline avec tous ses traumatismes. "Je crois que l’on est façonné dès la petite enfance, très concrètement, par ce qu’on vit. Je savais intellectuellement ce qui était arrivé à mes parents, j’avais même des souvenirs d’avoir vécu avec eux, je pouvais faire des liens. Mais tant qu’on n’a pas fait des liens émotionnellement, on est à côté, on tourne autour. J’ai toujours cru que ce qui m’avait fait le plus de mal, c’est que ma mère soit morte assassinée. J’ai mis du temps à réaliser à quel point, aussi, les maltraitances que j’ai subies enfant m’avaient abîmée. Mais inconsciemment, j’étais surtout préoccupée de n’avoir pas pu sauver ma mère : c’est cette impuissance de petite fille qui m’a toujours hantée."

Au fur et à mesure de son cheminement, Sophie "creuse dans la douleur", aidée par certains petits copains mais surtout sa psychanalyste, devenue "une boussole", infaillible. "On a soulevé des montagnes. C’est elle qui m’a permis de retisser des liens avec toutes les phases de mon passé, de me reconstruire, de mettre du sens sur des émotions fortes et dévastatrices. Cela m’a clairement évité de devenir bipolaire, de basculer dans la psychose." C’est aussi sur les conseils de sa psy que la polytraumatisée a commencé à écrire des textes qui, sans qu’elle s’en aperçoive vraiment, étaient imprégnés de son histoire personnelle. "L’enfance, les traumatismes, le glauque, ce n’est pas quelque chose que l’on partage comme ça. C’est un espace-temps enfoui en soi. C’est la solitude dans son sens le plus dur. En l’apprivoisant et en le sublimant dans l’écriture, j’ai pu le sortir de moi-même, l’exprimer." Devenue scénariste et réalisatrice de films, elle a aujourd’hui un projet de récit personnel sur son histoire et celle de sa mère. Elle peut compter sur les archives de son grand-père, qu’elle a récemment rouvertes et qui ont confirmé tous les faits, en détails : le viol, les conflits parentaux autour de sa garde, l’assassinat de sa mère "sous emprise", la mort de son père, les enquêtes "médico-psycho-judiciaires", les témoignages de l’entourage familial de ses parents... Elle peut aussi compter sur son fils de 5 ans, qui met volontiers les pieds dans le plat en lui demandant sans prévenir, au détour d’un goûter, "au fait comment elle est morte, ta maman ?".

"Je suis une survivante"

"Je me vois comme une personne dissociée : la partie de moi qui a été formulée par mes grands-parents, qui m’ont couvée, protégée, sauvée en quelque sorte, et l’autre. Je me sens entre les deux, j’ai l’impression d’être double, à deux vitesses/facettes. Grâce à l’écriture et la créativité, j’ai pu faire dialoguer ces deux parties de moi, qui finalement comptent le plus et m’équilibrent aujourd’hui. La 'chance' que j’ai eue, c’est que j’ai vécu des dépressions avant tout le monde et que je n’en referai pas !" Après une longue psychanalyse, Sophie Muller est finalement elle-même devenue psychanalyste dite active, une nuance de la pratique qui mise sur le dialogue, l’écriture entre les séances et l’autonomisation du patient, de "l’analysant", "pour ne plus qu’il dépende de son analyste". "Je suis une survivante de fait, car j’ai bien senti que j’aurais pu être tuée en même temps que ma mère. C’est là où le concept de résilience prend tout son sens. Je suis aussi une victime, mais il a fallu que je me responsabilise pour m’en sortir 'toute seule', donc je me sens assez fière en ce sens."

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