48 heures pour obtenir un rendez-vous avec un ophtalmologiste, ce n'est pas de la science-fiction mais ce que propose une toute nouvelle société privée. La pénurie d'ophtalmologistes a manifestement donné des idées à certains.
Le concept est simple : réaliser un bilan oculaire en 20 minutes chrono, le tout sans le moindre dépassement d’honoraire. La société Ophta Point Vision vient d'ouvrir en plein cœur de Paris son premier centre du genre. Son objectif affiché est de « pouvoir proposer au plus grand nombre la possibilité d’avoir un bilan ophtalmologique complet en 48h ». L’intention est louable puisqu’à cause de la pénurie d’ophtalmologistes, il faut patienter au moins 3 mois pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste de la vue. En outre, trouver un ophtalmologiste ne pratiquant pas de dépassement relève, dans certaines villes, de l’exploit. La start’up créée en 2011 a donc bien identifié les besoins.
Par ailleurs, ies concepteurs ont trouvé la solution pour réduire ainsi les délais de consultation. En fait, la recette, c'est la délégation de tâches. Car toute personne qui arrive dans ce centre est d'abord prise en charge par un orthoptiste. C'est lui qui fait tous les examens, de la réfraction au fond d’œil, en passant par la détection des anomalies de la vision binoculaire. Ce n’est que dans un second temps que l'ophtalmologiste intervient, une fois qu’il a reçu tous les résultats d'examens via le réseau informatique. Il peut alors réaliser des examens plus poussés et diagnostiquer un éventuel glaucome ou une dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). A la fin, le patient ressort, si nécessaire, avec sa prescription de lunettes ou de lentilles de contacts.
Dr Jean-Bernard Rottier, président du syndicat national des ophtalmologistes de France (Snof): « Ce montage est très astucieux ».
Si aucun grain de sable ne vient gripper la machine, Ophta Point Vision espère prendre en charge 40 000 patients par an et créer 72 centres en France en six ans. Les créateurs de la société ne cachent donc pas leurs ambitions commerciales mais, ce qui dérange, c'est la publicité dont bénéficie cette société. Car si les médecins n’ont pas le droit d'en faire, la société a, quant à elle, toute liberté en la matière. Autrement dit que ce battage médiatique a, pour de nombreux médecins, des relents de concurrence déloyale. D'autant que les patients qui auront besoin de se faire opérer de la cataracte auront tendance à s'adresser préférentiellement à celui qui vient de faire le diagnostic. Il aura alors toute latitude de pratiquer cette chirurgie dans la clinique où il exerce. Par ailleurs, la profession d'un des fondateurs de cette start'up dérange
Dr Jean-Bernard Rottier : « Un des investisseurs est opticien, il y a conflit d’intérêt ! »
Ce modèle d'organisation des soins peut-il faire des petits ? En tout cas, les tentations ont existé et existent encore. Il y a les bilans de santé cardiovasculaire complets réalisés en une journée dans des hôpitaux de jour. L’idée de déléguer les électrocardiogrammes à des techniciens, comme le font les britanniques, fait également partie des réflexions. Mais la délégation de tâches en cardiologie n'est pas encore aussi développée qu'en ophtalmologie. En revanche, sur des soins plus spécialisés, cette organisation pourrait avoir son intérêt.
Pr Jean-Jacques Mourad, président du comité français de lutte contre l'HTA: "Ne pas attendre trois mois pour avoiir un avis spécialisé sur un ulcère me semblerait très logique".
La médecine générale pourrait bien, elle aussi, se mettre à une organisation des soins plus taylorienne. L’union régionale des professions de santé d’Ile-de-France a par exemple récemment annoncé son intention d’expérimenter la mutualisation d’agendas de rendez-vous des médecins libéraux. Une plateforme d’appels pour plusieurs médecins dispatcherait les rendez-vous en fonction des plages horaires encore disponibles. Histoire de pallier la pénurie de praticiens dans certaines zones.
Cependant, rien d’étonnant à ce que l’ophtalmologie ouvre la voie. D’abord, la pénurie de médecins est criante, ensuite la délégation de tâches des médecins vers d’autres professionnels de santé est déjà entrée dans les mœurs. Enfin, l'intérêt commercial y est évident. Il attire donc des entrepreneurs. Cela n'empêche pas certains experts du secteur de la santé, comme le PrGuy Vallancien ou encore l'économiste Claude Le Pen de croire en l'industrialisation de la médecine. « L'efficacité est désormais le maître mot et doit être atteinte par l’organisation de la production de soins, écrit Claude Le Pen dans un de ses livres. La santé va devenir une industrie comme les autres, dont l'activité sera planifiée, organisée dans un système destiné à optimiser la rentabilité. » Et à satisfaire le patient… ou plutôt le client.