C’est un sujet ultra-sensible. Au point que certains praticiens conseillent de ne pas faire de vagues. « Les secrets de l’hôpital public ne doivent pas être dévoilés. Les gens ne peuvent pas comprendre », soupire un chirurgien. De fait, à défaut d’être comprise, la pratique peut interpeller, voire choquer. Elle mérite pourtant que l’on s’y arrête.
La polémique est née sur Twitter, où un document officiel de la Faculté de médecine de Lyon a fuité mercredi 28 janvier. Il est question des savoir-faire acquis par les étudiants au cours de leurs stages d’externat. En service de gynécologie, précise le document, les futurs médecins doivent apprendre à effectuer des touchers vaginaux. Mais, précision de taille : l’apprentissage s’effectue « au bloc opératoire, sur patiente endormie ».
« Cela part d’un bon sentiment »
Immédiatement, la toile s’embrase. Des internautes s’offusquent, évoquent la question du consentement d’un patient sous anesthésie générale. Certains parlent carrément de « viols », au sens juridique du terme. Très vite, la faculté retire le document de son site Internet.
« Il n’a jamais été question d’entraînement sur les patientes anesthésiées, martèle la doyenne de l’université de médecine, Carole Burillon, contactée par pourquoidocteur. Les femmes savent que pendant une intervention gynécologique, elles peuvent subir des touchers vaginaux. Parfois, pour apprendre, l’externe réalise l’acte, encadré par l’interne et le chirurgien ». Une manière d’éviter de multiplier des gestes invasifs sur des patients éveillés - il en va d’ailleurs de même pour les touchers rectaux. « Cela part d’un bon sentiment », assure Carole Burillon.
Des touchers rectaux « à la chaine »
Mais tous les étudiants en médecine ne partagent pas cette conception de la bienveillance. Julie, 23 ans, garde un souvenir amer de son premier toucher rectal. Elle démarrait alors son externat dans le service d’urologie d’un CHU parisien. « Nous étions trois-quatre externes au bloc opératoire, dans des blocs séparés, témoigne-t-elle. On est venu nous chercher et on nous a dit : ‘ce patient a une grosse prostate, on la sent bien au touché ; c’est l’occasion’. Nous y sommes tous passés ».
Les uns après les autres, les externes ont donc examiné la prostate du patient endormi grâce à un toucher rectal, raconte Julie. « Je n’ai pas osé refuser, car c’était mon premier stage d’externat, et il y a une telle hiérarchie… J’ai dit que je n’étais pas à l’aise, on m’a répondu : ‘ne t’en fais pas, il ne sent rien’. Je me sentais vraiment mal, j’avais l’impression que nous violions tous, à la chaine, l’intimité et le corps du patient. D’autant plus que par la suite, tous mes touchers rectaux et vaginaux ont eu lieu sur des patients éveillés et consentants… Donc je ne comprends pas l’intérêt de cette pratique ». Bien entendu, à son réveil, le patient n’en saura rien.
« C’est plus facile d’apprendre comme ça »
Par nécessité pédagogique, certains justifient pourtant cet examen. Louise, 27 ans, interne dans un service d’urologie parisien, ne comprend pas la tournure polémique du débat. « Il faut bien apprendre » ! s’exclame-t-elle. Comme d’autres, elle estime la démarche indispensable pour former les futurs médecins, et souligne l'intérêt apporté par les conditions d’une intervention au bloc opératoire.
« Bien sûr, on ne parle pas d’une opération de l’appendicite où les externes s’entraîneraient au toucher rectal ou vaginal. A chaque fois, l’acte doit de toutes façons avoir lieu. Le patient est en position gynécologique ; comme il est endormi, il ne stresse pas, et les externes non plus. C’est beaucoup plus facile d’apprendre dans ces conditions », souligne-t-elle.
« Tout le monde le fait… »
Dans le monde médical, on tombe des nues. De nombreux praticiens, toutes spécialités confondues, affirment ne jamais avoir entendu parler d’une telle pratique. Et pourtant, elle semble assez répandue. « Il ne faut pas être hypocrite, tout le monde le fait, affirme le chef du service urologie d’un hôpital parisien, qui forme lui-même ses externes de la sorte. Je refuse que mes patients subissent deux touchers rectaux d’affilée alors qu’ils sont éveillés. Sorti de son contexte, cela laisse penser que l’on doit arriver avec une culotte de chasteté au bloc, mais ça ne se passe pas du tout comme ça ».
Au cœur de la pratique, explique-t-il : le bien des patients. Quant à les informer de ce qui les attend au bloc… « C’est toute l’ambigüité de l’hôpital universitaire, où certains actes sont réalisés par des externes ou des internes, sans que les patients ne soient au courant, souligne l’urologue. Mais cela reste du cas par cas. Il n'est absolument pas question d'un entraînement à la chaîne ! Les externes effectuent un toucher seulement s’il y a un intérêt thérapeutique et pédagogique – un cancer des ovaires, une prostate gonflée… ».
Médecine toute puissante ou mal nécessaire ? En tout cas, la question provoque un malaise parmi les professionnels de santé et semble faire l’objet d’une certaine omerta. La Société Française de Gynécologie elle-même ne sait pas vraiment comment l’aborder. « C’est vrai que la question du consentement pose problème… », admet sa présidente, Joëlle Bellaisch-Allart.
« Un acte de maltraitance »
Les spécialistes de l’éthique médicale, eux, ont tranché. Sans ambigüité, tous condamnent une pratique jugée non seulement inadmissible, mais aussi parfaitement illégale au regard de la loi Kouchner de 2002 sur les droits des patients. « Cette loi précise qu’il est interdit de mener une investigation médicale sans le consentement du patient », rappelle Emmanuel Hirsch, directeur de l'Espace éthique Ile-de-France à l’AP-HP, qui estime que le toucher vaginal ou rectal, pratiqué à l’insu du patient, peut être assimilé à « un acte de maltraitance ». « Un patient pourrait entamer une procédure contre les équipes pour acte médical non consenti », souligne-t-il.
De fait, la législation réaffirme un principe posé en 1946 par le code de Nuremberg, qui a gravé dans le marbre la notion de consentement éclairé du patient. Elle se réfère également au droit du patient à refuser des soins. « On ne peut pas, au nom de la formation, anéantir ce principe, poursuit Emmanuel Hirsch. Certains patients développent un sentiment de viol après un geste intrusif. Alors imaginez endormis, avec une équipe médicale qui porte le secret… Il faut prendre d’immenses précautions car on touche à l’intime. On pouvait peut-être se permettre cette pratique au temps de la médecine paternaliste, mais pas dans un contexte où l’exigence de transparence est de plus en plus forte ».
« Jamais la première fois sur un patient »
De son côté, le Conseil National de l’Ordre des Médecins affirme n’avoir jamais été saisi pour un toucher vaginal ou rectal non consenti. Par la voix de son comité d’éthique, il condamne une pratique dont il jure n’avoir jamais entendu parler. « La formation doit être faite dans la transparence et dans le respect de la dignité. Il y a ici un manquement très clair à la déontologie médicale », explique Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie de l’Ordre.
D’ailleurs, dans le milieu universitaire, la question se pose depuis plusieurs années. La faculté de Médecine de Nantes a ainsi mené une enquête en son sein pour évaluer les « apprentissages des gestes et des situations cliniques et éthiques » des élèves au cours de leurs stages. Comme d’autres, la faculté propose des formations sur des mannequins « reproduisant fidèlement les caractéristiques physiologiques de l'homme, de la femme, du nourrisson ou de l'enfant », fait savoir son service de communication. Et de conclure, en toute simplicité : « Ces formations permettent de répondre à la recommandation de la HAS qui stipule : ‘Jamais la première fois sur un patient’. »