« Quand les parents boivent, les enfants trinquent ». L’Assurance Maladie en avait fait son slogan de lutte contre l’alcoolisme dès 1957 et un nouveau-né polonais est en train d’en faire la douloureuse expérience. Sa mère a accouché mardi à Tomaszow Mazowiecki, dans le centre de la Pologne. Elle était inconsciente, en état d’ébriété avancée et son enfant est né avec 4,5g d’alcool par litre de sang. Le bébé est dans un état critique et sa mère risque jusqu’à cinq ans de prison ferme et le retrait de ses droits parentaux.
Plutôt que de susciter des réactions scandalisées stigmatisant « une femme très probablement malade comme une mère indigne », le Dr Denis Lamblin, pédiatre à Saint-Louis de la Réunion et président de l’association Syndrome d’alcoolisation foetale (SAF) France aimerait que ce fait-divers alerte les Français. « Arrêtons de nous cacher derrière notre petit doigt, cela n’arrive pas qu’en Europe de l’Est. En France, 7500 à 8000 enfants naissent chaque année avec un cerveau lésé par la prise d’alcool pendant la grossesse. C'est une naissance toutes les heures ! », souligne ce spécialiste.
Selon l’enquête nationale périnatale récemment publiée dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 23% des Françaises enceintes en 2010 déclarent avoir bu de l’alcool pendant leur grossesse, 17% disent en avoir consommé une fois par mois et 2% déclarent avoir bu plus de 3 verres en une occasion. Des chiffres de consommation déclaratifs que les auteurs considèrent comme « sous-estimés compte-tenu de la désapprobation générale vis-à-vis de la consommation d’alcool pendant la grossesse ».
Trois profils de consommatrices
On distingue 3 profils très différents de femmes enceintes consommatrices d’alcool : les femmes de niveau social et scolaire élevés qui déclarent une consommation d’alcool mondaine, les jeunes femmes rapportant des épisodes ponctuels d’ivresse ou d’alcoolisation aigue de type binge drinking et les femmes souffrant d’alcoolisme avant le début de leur grossesse. Pour Denis Lamblin, « ces femmes malades sont souvent dans une grande détresse et dans la honte mais le corps médical sait globalement leur tendre la main sans les stigmatiser ». il est en revanche beaucoup plus inquiet pour le profil en recrudescence des jeunes futures mères adeptes du binge drinking. « Il y a un risque majeur de grossesse non désirée et les épisodes de cuites des premiers mois sont très lourds de conséquences pour le fœtus », explique le pédiatre.
Pas de dose dénuée de risques
L’alcool est en effet une substance particulièrement tératogène, c’est-à-dire responsable de malformations chez le fœtus. Chaque verre expose donc potentiellement l’enfant à naître à un risque sans qu’il soit possible de définir une dose ou une période moins dangereuse qu’une autre. Certaines femmes ont un organisme qui va dégrader l’alcool rapidement et épargner leur bébé tandis que pour d’autres, une dose même faible et isolée aura des conséquences. De nombreux facteurs influencent la métabolisation, cette capacité de dégradation de l’alcool : l’âge (elle diminue après 30 ans), le patrimoine génétique de la mère et de l’enfant à naître, le fait d’avoir une alimentation équilibrée ou non, le fait qu’il s’agisse d’une ivresse ponctuelle ou d’une consommation régulière et surtout à quel moment du développement du fœtus survient l’alcoolisation. Une consommation ponctuelle d’alcool entre le 36e et le 40e jour de grossesse peut par exemple perturber la formation du palais et entraîner un bec de lièvre.
Ecoutez le Dr Denis Lamblin, pédiatre à Saint-Denis de la Réunion et président de l’association SAF France : « Le cœur se développe à partir du 21e jour, les femmes savent à peine qu’elles sont enceintes. Et le cerveau, qui est l’organe le plus sensible à l’alcool, se développe tout au long de la grossesse »
« Il n’est évidemment pas question de recourir à l’IVG pour une coupe de champagne bue mais il faut prendre conscience que toute prise d’alcool est un risque pour le bébé », insiste le spécialiste. Les médecins eux-mêmes sont souvent sceptiques sur la nécessité de faire passer aux femmes enceintes le message strict « Zero alcool pendant la grossesse ». Chacun s’appuie sur des contre-exemples de son entourage pour se déculpabiliser.
Ecoutez le Dr Denis Lamblin : « Evidemment que tous les enfants ne sont pas atteints. Mais à chaque verre, c’est la loterie. Personne ne risquerait de telles malformations pour son enfant en prenant un médicament ! »
Les conséquences pour les 7500 à 8000 enfants concernés chaque année en France sont très variables. Différents organes peuvent être atteints, le coeur ou le palais par exemple mais c'est principalement le cerveau qui trinque. La forme la plus sévère du syndrome d’alcoolisation fœtale est la 1e cause de retard mental non génétique en France. A des degrés moindres, les enfants présentent des troubles de l’attention, des difficultés de concentration, de mémorisation à court terme ou encore d’apprentissage du calcul.
Le nombre de neurones qu’ils sont obligés de solliciter pour chaque tâche est supérieur à celui d’un cerveau normal, ces enfants se fatiguent donc beaucoup plus rapidement. « Adolescents, ce sont souvent des jeunes qui n’ont pas de capacités de discernement et d'auto-contrôle de leurs émotions. Ils sont très influençables. Une étude a montré que 15% des adolescents en prison dans l’Etat canadien du Manitoba avaient eu le cerveau lésé par l’alcool in utero », indique le Dr Lamblin. Et le coût économique est énorme. « Un enfant atteint, c’est l’égalité des chances condamnée dès la naissance mais c’est aussi 1,3 million d’euros que la société va devoir débourser pour le prendre en charge alors que ses handicaps étaient totalement évitables », chiffre le spécialiste.
Un logo très discret
La France a tenté d’agir en imposant en 2006 la présence sur toutes les bouteilles d’alcool d’un pictogramme représentant une femme enceinte, un verre à la main, barrée d’un trait rouge comme dans un panneau signalétique. Une campagne intitulée “Zéro alcool pendant la grossesse” a également été menée par les pouvoirs publics en 2009 mais ces initiatives restent visiblement beaucoup trop timides pour convaincre.
Ecoutez le Dr Denis Lamblin : « Entre les alcooliers, c’est à celui qui cachera le mieux le logo. Il est ridiculement petit contrairement à ce qui est imposé pour les paquets de cigarettes »
Pour l’association SAF France, qui réunit en colloque à Paris à la fin du mois (1) des spécialistes internationaux de l’alcoolisation prénatale, il y a urgence à prendre la mesure de cette mise en danger évitable des générations futures et à réagir sans tomber dans une contre-productive stigmatisation des femmes. Raison de plus lorsque l’on est LE pays qui s’enorgueillit à la fois de sa production d’alcool et de sa forte natalité.
(1) Le 3e colloque organisé par l'association SAF France et intitulé "Les troubles causés par l'alcoolisation prénatale : Prévention, diagnostic et accompagnement" se déroulera à la Cité internationale universitaire à Paris les 30 et 31 mai 2013.